Citations sur Un océan, deux mers, trois continents (83)
Ces très jeunes hommes [NB : les matelots] n'existaient que tant qu'ils savaient obéir et trembler sous les ordres, ils n'étaient au monde que pour exécuter ou mourir et n'avaient avec leur supérieurs d'autre relation que la soumission. Pareils aux esclaves qu'ils surveillaient, ils étaient considérés comme des insectes sous les pieds des officiers, tous réduits à l'état de vils ustensiles que les maîtres pouvaient briser à leur fantaisie.
Les anciens m'accueillirent, me consolèrent puis me congédièrent avec tendresse. Dom Antonio Manuel vivait encore, j'existait en sursis, dans une parenthèse, encombré de chair, d'os et de sang, emprisonné dans les humeurs et l'inconstance des sentiments en attendant la libération, le passage aux espaces invisibles. Les ancêtres me dirent que j'avais l'âge des étoiles, que je me transformais sans cesse et ne disparaîtrais jamais.
A l'heure de mon trépas, subsistait dans mon coeur un fort attachement à l'existence d'une passion d'amour entre les humains, celle qui transcende la vie sur terre en une expérience sublime.
Le maître d'hier n'était plus qu'un détenu à la merci de ses geôliers, dépossédé de son destin, la mine déformée par un rictus d'épouvante, les yeux écarquillés espérant un miracle : le masque déshumanisé de la servitude.
Après cela je fus encore plus déterminé : aucun ordre, ni divin ni humain, ne pouvait justifier une telle ignominie. Il fallait bien des laideurs, de terribles constructions et de véritables artifices pour contraindre les fruits de la création. Je jurai et promis aux esprits des anciens d'aller coûte que coûte au bout de ma mission : rester en vie, rejoindre la Ville Éternelle, m'asseoir aux côtés du Saint-Père, dénoncer et plaider la cause des esclaves, que tout cela cesse.
Le temps ne va nulle part, il ne s’arrête pas. Le présent reste un instant qui s’échappe, un point en mouvement continu, à la fois éphémère, minuscule et immense qui charrie avec lui tout le passé de l’univers.
Les revenus générés par le commerce des esclaves, voilà ce qui tuait le royaume des Bakongos. Il était révolu le temps où la prospérité était le fruit du dur labeur, en conformité avec l'enseignement transmis par celles qui avaient créé le Kongo.
Elle avait commis l’erreur d’oublier que l’esclavage était une gangrène qui nous menaçait tous, sa logique consistant à redéfinir la nature humaine à sa guise, pourvu que l’on puisse faire des êtres humains un commerce rentable.
Si les passants pouvaient m'entendre délier les nœuds de mon passé, ils comprendraient que j'existe encore, ailleurs. Je plane au-dessus de vallées éternelles, là où, bercés par le souffle du Saint-Esprit,veillent les ancêtres défunts, là où tout sentiment violent se transforme en douceur, là où la souffrance se convertit en compassion, quand le relief des contingences humaines s'érode et enfante la justice, la sagesse et le pardon.
Je me suis tu il y a plus de quatre cents ans, mes mots se sont perdus dans le silence de la mort mais, aux curieux qui s’arrêtent un instant devant mon buste, j’aimerais dire combien je regrette d’avoir été, au fil des siècles, réduit à la couleur de ma peau. Je souhaiterais leur raconter mon histoire, parler de mes croyances, des légendes de mon peuple, évoquer la folie des hommes, leur grandeur et leur bassesse. Si les badauds pouvaient seulement m’écouter, ils prendraient conscience que sous la pierre qu’ils contemplent quelques secondes survit une mémoire oubliée, celle des esclaves, d’opprimés et de suppliciés croisés au cours d’un long et périlleux voyage sur un océan, deux mers et trois continents.