Pour nous, le sol, la langue et le territoire importaient peu, en revanche nous adhérions à la conviction que l'unicité du monde s'était dédoublée il y avait de cela très longtemps. Les vivants en occupaient une petite partie émergée, visible et sensible, et les morts régnaient sur une autre plus essentielle, immense, celle des sphères de l'invisible où siégeait l'immuabilité du sens de toute vie.
Il m'avait fallu le malheur pour découvrir les trésors cachés dans mon âme, ma captivité révéla une ressource profonde jusque-là ignorée : l'énergie de la révolte.
Elle avait commis l'erreur d'oublier que l'esclavage était une gangrène qui nous menaçait tous, sa logique consistant à redéfinir la nature humaine à sa guise, pourvu que l'on puisse faire des êtres humains un commerce rentable.
Des relents de putréfaction harcelaient les narines, collaient à la peau et aux beaux habits de Louis de Mayenne et de ses officiers. [...] Son accès aux faveurs de la cour du roi de France passait par un détour dans la salissure et dans la honte.
Ces autoproclamés gardiens de la foi embourbés dans les marais du dogme, tentaient de m'imposer leur doctrine rigide et de me réduire au silence. Je ressentais de la pitié pour ceux tombés dans l'erreur d'adorer le Seigneur au point de détruire les fruits de Sa création.
Je devins l'incarnation de ceux qui avaient souffert, une sorte de flamme commençait à m'illuminer.
Le temps ne va nulle part, il ne s'arrête pas. Le présent reste un instant qui s'échappe, un point en mouvement continu, à la fois éphémère, minuscule et immense qui charrie avec lui tout le passé de l'univers.
De quelle essence étaient constitués leurs geôliers? La mer avait accueillie ces filles avec douceur, alors qu'eux les maintenaient en vie au fond du bateau dans le seul but d'abuser et de profiter d'elles en leur infligeant toujours plus de tortures.
Quatre femmes décidées, nues comme au premier jour, enchaînées les unes aux autres, trouvèrent la voie vers la rambarde. Elles basculèrent. Je les vis, libres pour leur dernier voyage, voler un instant dans le vide entre Le Vent Paraclet et les vagues. Portées par le vent, elles planèrent au-dessus de l'absurde et de la cruauté en une trajectoire élégante.. Se soustraire à l'arbitraire, se prouver que l'on vit encore. Elles disparurent à jamais, couchées au fond de l'Atlantique. Longtemps leur passage laissa des traces circulaires à la surface de l'océan comme un ultime hommage. Enfin, leur linceul d'écume s'enfonça dans les flots.
Le remors me rongeait. Engourdi, épuisé, ma frustration devant mon impuissance à leur venir en aide fut pour moi encore plus immense.