Faulkner

Vous vous retournez et, abaissant vos regards, vous embrassez tout le Yoknapatawapha qui s’étend à vos pieds aux derniers feux du jour … Et vous demeurez là, maître solitaire, dominant la somme entière de votre vie qui se déroule sous ce vol incessant d’éphémères étincelles. Au premier plan Jefferson, le centre, dont les pâles lumières irradient faiblement dans l’espace ; au-delà, tout autour, s’étend le comté rattaché à ce centre par des chemins divergents comme le moyeu au cercle d’une roue par ses rayons ; comme le Seigneur au-dessus de Bethléem, vous planez en cet instant au-dessus de votre berceau, des hommes et des femmes qui vous ont fait ce que vous êtes, de ces archives, de ces chroniques de votre terre natale offertes à votre examen en mile cercles concentriques pareils à ceux qui rident l’eau vive sous laquelle votre passé dort d’un sommeil sans rêves ; vous trôner alors, inaccessible et serein au-dessus de ce microcosme des passions, des espoirs et des malheurs de l’homme, ambitions, terreurs, appétits, courage, abnégations, pitié, honneur, orgueil et péchés, tout cela lié pêle-mêle en un faisceau précaire, retenu par la trame et par la chaîne du frêle réseau de fer de sa rapacité, mais tout cela voué aussi à la réalisation de ses rêves.

La lecture de Faulkner requiert cette immersion au profond d’une eau souvent bourbeuse. Plus que nulle part ailleurs, le lecteur se voit déléguer les privilèges du créateur. Il expérimente, recrée, arrange, reconstitue l’histoire à sa convenance, à la seule condition qu’il accepte de se trouver à l’intérieur du récit aussi naïvement que les personnages, que l’auteur eux-mêmes. Il est alors bien inutile de lui apprendre les événements passés puisque, comme eux, il est censé les connaître ! Aucun besoin de ces mises au point, de ces explications, de ces résumés qui trahissent en simplifiant et chassent l’obscurité fécondante : Vous ne pouvez rien ressentir pour Benjy, dit quelque part le romancier, puisque lui ne ressent rien. Si Faulkner refuse à son lecteur le droit d’en savoir plus long sur les personnages qu’ils n’en savent eux-mêmes, c’est que sa science n’est pas beaucoup plus grande. Il est conduit par eux beaucoup plus qu’il ne les conduit, et sa difficulté à les quitter tient sans doute au fait que son œuvre est le seul milieu organique, naturel où il ait choisi de vivre.

Son impuissance à conclure témoigne de l’emprise qu’elle (son œuvre) a sur lui. Faulkner procède par couches successives, ajoute des rameaux au tronc principal, éclaire des pans laissés dans l’ombre, développant toujours davantage, jusqu’à être lui-même prisonnier de cet épais réseau concentrique dont les mailles se resserrent sur lui. D’où la forme qu’a prise l’œuvre d’une vaste saga dans laquelle les nouvelles bouchent des trous laissés par les romans, élucidant progressivement des épisodes restés jusque-là à la périphérie de la chronique du Yoknapatawapha. 

Ecrire, c'est comme craquer une allumette au milieu de la nuit en plein milieu d'un bois. ce que vous comprenez alors, c'est combien il y a d'obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert à mesurer l'épaisseur de l'ombre.