L'amour n'est pas virtuel
Vous croyiez sans doute que tout avait été dit sur Facebook ? Vous pensiez tout savoir sur la crainte que confère le « virtuel » et ce sentiment d'invisibilité, sur la peur de la rapidité des interactions qui engendre ce faux sentiment de proximité, vous pensiez maîtriser la peur d'être fliqué ou sans aller si loin, la crainte d'être suivi pas à pas, et ce-faisant, vous conspuiez le sacrifice de la langue de
Molière décriée au profit d'un verbiage plus inspiré du langage raccourci, familier, comme le conçoit le tchat ou le texto… ? Et à l'image de tous les détracteurs de l'outil, il vous prenait au ventre la peur d'affronter les gens en face… O conspiration, O sinistre virtuel, disiez-vous ? C'était ignorer que vous risquiez de changer d'avis après avoir lu
Facebook mon amour d'
Eric Neirynck.
Dans ce trop court recueil composé de seize nouvelles aussi courtes que retentissantes telle une balle projetée trop vite, où le fil conducteur est celui des moments compliqués de la vie vus sous différents angles, l'objectif est avant tout de définir ce besoin impérieux et presque incontrôlé de pénétrer ce monde silencieux, de cerner l'intérêt de cet espace clos pour certains, très ouvert pour d'autres, d'anticiper cette crainte de « l'accélération du réel » ou de « l'augmentation du réel » (ce syndrome de la réalité étendue) en la traversant un peu comme un couloir dont on chercherait l'issue ou à la manière d'une image projetée dans un miroir déformant.
Eric Neirynck explique globalement que nous voulons vibrer ensemble, avoir des émotions collectives, que cet univers parallèle – cette réalité étendue, comme il la définit dans son prologue –, ce n'est pas qu'un corps qui « disparaît » derrière un écran, une tête prise de vertiges et un cerveau plein de fantasmes, non, c'est un individu tout entier qui supplante l'outil mis à sa disposition, afin de le dominer. Possédant une imagination fertile,
Eric Neirynck a donc tenté l'aventure. Ou plutôt les aventures. Fustigeant à sa façon cette société « virtuelle » sur laquelle il met des mots, des doigts ou un visage, il nargue l'illusion et finit par la faire mentir (jusqu'à un certain point…).
Chacune de ses petites histoires ressemble à une avancée, à une quête du progrès sur soi. On peut même y lire une maîtrise du danger, de l'inconnu, au travers des rencontres qui se profilent. Aux arguments généralement brandis par les détracteurs les plus virulents de Facebook et des réseaux sociaux en général,
Neirynck oppose cette citation de
John Fante, « Pour écrire, il faut aimer, et pour aimer, il faut comprendre ».
Le livre cerne, approche, tente de comprendre avec précision. A sa façon, il crève l'abcès. Je vous rassure : aucune menace pour l'homme. Il s'agit plutôt de braver les frustrations, les violences intestines. Il y a quelque chose qui grouille, qui macère, dans le corps sociétal, on est bien d'accord là-dessus ? Il n'est pas de nouvelles qui n'évoquent la disparition, les échecs amoureux, un peu comme s'il fallait être on the place pour distinguer ces maux du siècle. Dans Insensible, dans Fatigué, c'est la vacuité du rapport humain qui est analysée, façon reporting. Dans Jeanne, c'est la solitude, puis l'espérance de l'amour qui est passée au crible.
La quête de la reconnaissance, la dissolution de la relation sont très souvent évoquées. Tour à tour, le sentiment de visibilité succède à l'invisibilité. Sans qu'on s'y attende, un pistolet se pointe, une mort rode, tout se dissout à une vitesse vertigineuse. Un individu meurt dans les bras d'une petite vieille, c'est étonnant et c'est un très beau passage d'un romantisme fou… le terme Graal revient souvent, un peu comme si l'espoir devenait si insensé qu'il vous arrachait à Sisyphe. Il est question d'amour pur, de confession retranchée, d'incandescence, de brûlures, de désir, de consumations immédiates, fugaces. En clair, de fatalité. D'évaporation. Serait-ce que du « virtuel » au « réel », rien ne dure jamais ou la paroi serait-elle si mince qu'on s'y trouble ? le filtre de la vraie-fausse identité est évoqué avec consistance.
Eric Neirynck, qui possède un art incontestable de la chute, est habile ! Ce recueil n'est pas qu'une parabole du moi et de mon je alentour, c'est une architecture paysagiste très élaborée, sans circonvolutions évanescentes. L'auteur le confesse lui-même, concrètement : « Ce réseau a eu sur le gars sensible que je suis l'effet d'une bombe, d'un Hiroshima, d'un Nagasaki des sentiments ».
Ainsi – et c'est bien peu de le dire –, l'espace est façonné de manière à ce que nous puissions nous y plonger en eaux troubles, de sorte que nous contemplions notre propre destruction. Notre assouvissement. Notre évanouissement (ce que m'évoquèrent les nouvelles Partir, Un jour de neige, et surtout 5 mars 2010.). Alors, non, la paranoïa galopante ne fera pas son nid, cette société frileuse n'interdira pas aux gens qui ont peur de se parler de ne pas se connaître (ou pas !). Les individus peuvent bien se sentir traqués, déboussolés, ils ne sont pas en carton pâte.
Neirynck, dans cette oeuvre de jeunesse, a souhaité ne pas rester figé dans sa peur de l'inconnu. Il a bien fait ! Il n'est pas de ces bêtes traquées qui dénigrent gratuitement sans parvenir à comprendre l'importance d'un tel enjeu technologique. Ses petites histoires ciblent avec acuité cette vive attraction pour un réseau perpétuellement connecté où la séparation et la disparition sont des actes volontairement et individuellement consentis.
Facebook, mon amour m'a plu car il a bien pigé l'identité numérique et l'idée de l'avatar très rimbaldien : « je est un autre ».
La démarche et son épilogue sont universels, romanesques, littéraires, mouvants, synthétiques, expansionnistes, surprenants.
Eric Neirynck a bien saisi que Facebook, dans sa dimension chronophage, phagocytait le temps, sacralisait à son maximum l'ami de mon ami de façon paroxystique. Ce que dit son livre, c'est que cet univers codifié, même s'il nous pousse dans nos derniers retranchements, atteste de toutes formes d'appartenance et que ce n'est pas si mal. Que Facebook gère l'existence et l'organise. Que Facebook signifie présence et que même si l'existence et la présence se confondent parfois dans un halo artistique, il ne faut pas s'en plaindre.
Facebook, mon amour agrège largement l'ambiance grégaire des premiers contacts vissés par notre écran d'ordinateur ainsi que ce que j'en attendais. Dépassant allègrement le stade du narcissisme le plus primaire, il est la synthèse parfaite de l'époque, dans son mode apparent de communication et pour ainsi dire, l'ouvrage frère de la chanson de Calogéro, L'amour n'est pas virtuel.
J'espère que ce formidable opus, plus grave qu'il n'y paraît, saura convaincre les plus récalcitrants et les plus sectaires… aux portes du Web. Mais mes convictions ne sont guère éphémères : je n'ai aucun doute là dessus.
Laurence Biava