J'ai beaucoup apprécié la lecture de ce livre, la puissance magnifique de la voix de
Nietzsche. Mais je me suis toujours beaucoup méfié de sa propension à flatter son lecteur (toi qui es intelligent, tu me comprends, tu es d'accord, non ?) et de son mépris affecté pour le peuple. À mesure que je fouillais pour écrire ce commentaire, je me suis rendu compte à quel point ce que disait
Nietzsche était finalement tout à fait critiquable.
La dictature de l'élite intellectuelle et sélection naturelle
Le rôle social que
Nietzsche confie à ces intellectuels sans illusions (qui auront acquis la vérité de la nature humaine), c'est celui de définir et d'imposer un futur à l'humanité - où s'exercera au mieux la puissance intellectuelle - et qui entraînera ainsi l'avènement d'une humanité plus forte (intellectuellement).
Nietzsche n'hésite pas à parler de "discipline" et de "sélection"... On est dans une application simpliste des principes du darwinisme au social (à la suite d'
Herbert Spencer que
Nietzsche critique pourtant, notamment parce que lui estime qu'il faut choisir les critères de sélection) : si la société humaine fonctionne dans son entièreté suivant les principes de la concurrence intellectuelle alors les générations suivantes seront plus intelligentes et plus fortes... Sans parler de l'eugénisme et de la mauvaise lecture de Darwin (croire que le courage intellectuel pourrait s'hériter, comme un gène…), il est difficile d'ignorer les fondamentaux d'une belle dictature idéologique. L'homme du peuple en général, a besoin d'illusions, nous dit
Nietzsche. Les élites intellectuelles qui seules savent qu'elles sont fausses, doivent toutefois choisir et entretenir celles qui sont à même d'organiser la société humaine et de l'entraîner dans une direction bénéfique (quelle direction ? qui serait d'accord là-dessus ?).
Nietzsche rejoint là la stratégie politique de Machiavel, mais pour que le peuple-bétail aille dans la "bonne" direction. Car les élites savent "mieux" que le peuple ce qui est "bon" pour l'humanité (et on retrouve ici le bien et le mal que
Nietzsche avait prétendu évacuer...). Et ce bien, c'est peut-être d'éliminer la partie indésirable de la société (en l'écartant de la reproduction)... Or, pour Darwin, l'existence d'un plus apte à la survie est conditionnée par le maintien d'une grande diversité dans l'espèce. On peut également repérer ce cliché très droitiste fascisant : les masses ont besoin d'être dirigées par la force, la discipline ; l'éducation molle serait la principale raison de leur faiblesse, de leurs vices (comme si ce n'était pas au contraire les élites qui profitaient d'une vie et d'une éducation tout à fait gentille...).
La philosophie et l'individualisme au dessus de tout
Si
Nietzsche se pose en éducateur "à la dure" pour les jeunes philosophes, il leur propose en fait une vision du monde ultra flatteuse dans laquelle toute personne ayant la vanité de se sentir supérieure intellectuellement est amenée à jouer un rôle déterminant dans le futur (on retrouve le rôle privilégié du philosophe-guide de la République de
Platon), celui d'une élite gouvernante à la pensée enfin reconnue, élite initiée possédant les savoirs secrets sur le monde qui demeurent voilés pour le reste des hommes dont ils se distinguent... La pensée de
Nietzsche se base sur l'idée que l'homme supérieur - le philosophe averti - peut seul contrôler sa volonté et donc son destin (justement par la connaissance de ses illusions), par opposition à une majorité passive (allant en cela contre
Schopenhauer pour qui la volonté est pour ainsi dire l'élan naturel, qui trouve à s'exprimer dans chaque être, piégeant même la pensée).
Nietzsche délimite ainsi deux groupes d'hommes, ceux supérieurs, forts, appelés à diriger l'humanité, et ceux pris dans les filets des illusions symboliques rassurantes, faibles qui ne demandent qu'à ce qu'on leur donne des religions, lois et des règles pour savoir se comporter (loin de la finesse du Discours de la servitude volontaire de la Boétie, pour lequel l'élite intellectuelle se montre plutôt rampante). Cette séparation apparaît non seulement dérangeante (on dirait presque des races différentes), mais relève de constructions idéologiques abstraites : chaque homme aussi génial soit-il est toujours l'imbécile d'un autre, compétent dans un domaine, cuistre dans un autre. Capable de courage et de lâcheté en même temps. Pertinent à un moment, non pertinent à un autre... Et c'est le rôle des autres, du groupe, que de corriger, limiter, compléter l'imperfection de chacun.
Kropotkine montre dans
L'Entraide que c'est plutôt l'aptitude au collectif qui fonde la vitalité d'une espèce (ouvrage publié deux ans après la mort de
Nietzsche, dans une démarche scientifique de continuité avec Darwin bien plus convaincante que celle de Spencer, et aujourd'hui plutôt confirmé par les recherches génétiques).
La révolution intellectuelle et bêtise du plus fort
Nietzsche est un aristocrate convaincu (que les meilleurs gouvernent). Mais à la manière de l'idéologie courtoise du Moyen-Âge,
Nietzsche aspire à une révolution : le passage d'une aristocratie guerrière ou financière (gouvernant le monde féodal puis le monde industriel) à une aristocratie intellectuelle. Il opère un renversement dans les termes mêmes : les faibles sont pour lui ceux qui usent de leurs forces physiques, de leur argent ou de leur nombre pour gouverner ceux qui devraient diriger de par leur supériorité intellectuelle, les forts. En vérité, il s'agit toujours de refonder la supériorité d'un groupe sur la masse, de se distinguer comme noble élu au milieu d'un peuple honni. L'aristocratie courtoise ne devait plus reposer sur le talent guerrier ou sur la naissance, mais devait être légitimement fondée sur l'éducation, la connaissance et le respect de codes et de valeurs choisies, l'aptitude à bien s'exprimer et à respecter l'autre (dont le dominé, le faible, la femme), donc sur des performances comportementales pouvant s'acquérir, alors que cette bonne éducation n'est pour
Nietzsche qu'un camouflage destiné à préserver l'homme supérieur de la masse jalouse (discussions épuisantes et lynchage public). Pour
Nietzsche, la supériorité des intellectuels paraîtrait presque biologique (une race de surhommes)... Cette croyance à la supériorité de la philosophie (sa discipline d'élection), à l'infaillibilité des meilleurs philosophes, a quelque chose de fondamentalement naïf et dangereux car
Nietzsche confère à l'élite intellectuelle un rôle de guide (Führer en allemand), inattaquable (car même leurs jugements faux sont peut-être une bonne chose)... de quoi transformer l'utopie en dictature de la bêtise.
Nietzsche a foi dans l'individu supérieur isolé, puissant et méfiant, par opposition à une société - la masse - qui serait débile (faible). Il ne peut voir l'organisation sociale autrement que par un pouvoir vertical qui doit être suffisamment fort pour entraîner le reste d'une humanité médiocre… À l'opposé d'une intelligence vue comme élaboration dialoguée, comme chez
Platon. le Socrate de
Platon ne pensait sûrement pas le peuple stupide, mais au contraire chaque dialogue met en évidence la stupidité de leaders qui se croient plus intelligents et plus à même de diriger. le philosophe n'est pas pour lui celui qui sait la vérité, mais celui qui est sage et connaît ses propres limites... C'est peut-être pour cela qu'il doit diriger la cité.
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