« Peut-être que la beauté sauverait le monde, ou la vérité, ou un truc magnifique du même genre, mais la peur était quand même plus forte que tout, elle détruirait tout, tous les germes de beauté, toutes les pousses de ce qui est magnifique, sage, éternel… Ce ne serait pas Pasternak qui resterait, mais
Mandelstam, parce que l'horreur de ce temps était davantage présente chez lui. Pasternak, lui, avait toujours voulu se réconcilier avec l'époque, l'expliquer de façon positive. »
C'est d'abord l'histoire d'une belle amitié de collégiens, trois garçons unis par l'amour de la littérature et des arts, fédérés par un professeur charismatique, et qui vont, de près ou de loin, se suivre toute leur vie.
« Les deux amis eurent l'occasion de se voir longtemps à deux reprises, et se retrouvèrent d'emblée enveloppés par ce nuage d'intimité venu de leur enfance, de leur adolescence. Quand tout, chez votre ami, vous est compréhensible, et que ce qui ne l'est pas suscite intérêt et sympathie. »
Seulement, cela se passe dans l'URSS après la mort de Staline, après laquelle on s'est demandé si cela allait être mieux, tout en sachant que, de toute façon, « ça ne pouvait pas être pire ».
Les trois garçons, farouchement, lisent, s'instruisent, découvrent. Des garçons passionnés, simplement nés au mauvais endroit, un endroit où cela les oblige à flirter avec l'interdit. de plus en plus. le réseau s'enrichit, des intellectuels et des scientifiques de la dissidence, et peu à peu, le filet se resserre avec ce que cela implique : surveillance, arrestations, incarcération, fidélité et trahison, mise à l'écart et émigration.
« Le thé et la vodka coulaient à flots, les vapeurs des discussions politiques s 'accumulaient dans les cuisines au point que l'humidité remontait le long des murs jusqu'aux micros cachés dans les plafonds. »
C'est une histoire d'hommes enthousiastes et chaleureux, souhaitant une vie simplement dévolue à leurs passions, parqués dans de petits appartements communautaires, pris dans des familles et des amours compliquées, faisant des choix dangereux, n'excluant pas de petites compromissions, écartelés par un pouvoir totalitaire implacable.
La complexité des situations, l'épaisseur du volume, la multiplicité des personnages fictifs ou réels (...et leurs patronymes russes...), l'ancrage revendiqué dans une réalité russe littéraire, musicale et politique qu'on n'est pas obligé de connaître, le choix délibéré de faire fi de la chronologie pourraient effrayer et faire redouter un roman indigeste, où l'on se perd, où l'on est submergé. C'est au contraire une lecture totalement embarquante, un fleuve voluptueux, dont on suit naturellement le cours tourmenté, aussi sensible aux aventures des personnages principaux qu'à celles des seconds rôles, qui sont l'occasion de faire envisager toute l'inventivité de l'organisme de répression.
De l'émotion, un brillant talent de conteuse, beaucoup de choses à apprendre (ou réapprendre toujours) sur ce monde terrifiant où se sont débattus ces trois hommes , au milieu de tous les autres soviétiques russes.