Il suffit de se rappeler le court laps de temps et les moyens efficaces dont la bureaucratie soviétique s’est immédiatement servie afin de réécrire « l’histoire » de la Révolution russe, repeindre la plupart des anciens leaders en
« traîtres vendus » et transformer Staline (en compagnie de Lénine) en pionnier de la Révolution, en « père de tous les peuples », en « grand styliste », en « plus grand écrivain du siècle et de tous les siècles », en « plus grand génie de l’histoire » ou encore en « coryphée de la science soviétique », pour comprendre la régression terrifiante que signifie à l’échelle de la civilisation contemporaine la réapparition du « Soleil invincible » (Sol invictus), pour comprendre combien les dithyrambes industrialisés sont étrangers à toute manifestation authentique de la psychè de la masse, combien les moyens psychotechniques modernes, combinés aux méthodes policières des déplacements et des exclusions, sont en mesure de neutraliser non seulement les réflexes critiques des individus conscients mais aussi l’univers mental de la masse dans son ensemble.
De nos jours, ceux qui annoncent la catastrophe qui menace le monde ne sont pas des prophètes, des poètes ou des philosophes mais des journalistes et des démagogues. Cela suffit à montrer combien la peur et la mémoire – seules puissances qui peuvent tirer l’homme et la masse de leur torpeur, qui peuvent combattre les démons et maintenir la conscience de l’homme éveillée sur ce qu’il endure – font défaut à l’âme de l’homme contemporain.
Les grands moments de l’histoire où l’homme se connaît authentiquement lui-même sont ceux où son rapport au pouvoir est une affaire érotique, réveillant en lui tout le fond antinomique de son propre être dès lors qu’il veut un État et une existence historique tout en se reconnaissant lui-même dans l’État comme un ennemi à soumettre et avec lequel il faut pourtant se réconcilier.