Je découvre ce roman dans le cadre des 68 premières Fois. Avec
Il n'y a pas Internet au paradis,
Gaëlle Pingault a choisi un sujet grave et terriblement actuel : le burn out et le harcèlement moral au travail et leur conséquence ultime, le suicide sur le lieu même de l'entreprise…
D'emblée, dans ce livre, c'est la légèreté de l'écriture et son ton familier qui frappe et qui dérange, prenant le contrepied de la dure réalité des évènements ; ce style particulier abolit les distances, empêche même le lecteur de prendre du recul : qu'il le veuille ou non, il est en plein dedans et comme le héros défunt, il sent que « ça pue » …
Le dénouement est annoncé dès le premier chapitre : la fin sert de début et à partir de là, la trame narrative remonte le temps. le lecteur est embarqué dans la logique stérile du comment on en est arrivé là… Mais sans obtenir vraiment de réponse à ses interrogations dans « la nébuleuse complexe des statuts au sein de l'entreprise ».
Les chronologies s'entremêlent entre l'après, quand il faut gérer le deuil, le ressentiment, le pourquoi et le pendant, c'est-à-dire la descente aux enfers qui, au final, aura duré dix-huit mois. Des flashes d'actualité, en italique, ponctuent le récit, miroirs d'une société qui va mal face à ce couple qui a « de moins en moins le sentiment d'être en phase » avec elle mais qui allait bien avant que tout bascule...
La narration est à la première personne et c'est la veuve qui parle, qui raconte, qui cherche à comprendre ce qu'elle n'a pas vu arriver. Elle ne s'adresse pas aux lecteurs, mais à l'absent : « c'est fou ce que l'absence est imaginative, multiforme, transformiste. Toujours différente mais toujours présente ». Son JE cherche un TU… dans le vide de la solitude et des questionnements. Mais comme le TU n'est plus là, il n'y a que MOI et NOUS, les lecteurs, prisonniers du livre, victimes comme Alex, complices comme
M. Boucher et cherchant des réponses comme Aliénor, la narratrice.
Ce prénom n'a sans doute pas été choisi par hasard : c'est celui d'une grande reine des XIIème et XIIIème siècles, une femme d'exception, au caractère particulièrement bien trempé et à la rancune tenace. L'héroïne du roman de
Gaëlle Pingault démontre une certaine force, une grande capacité de résilience ; c'est la beauté de l'art, sous toute ses formes y compris littéraire, qui la sauve du désespoir, au gré de récurrences qu'elle souligne elle-même. Elle livre une belle leçon de vie, au-delà du chagrin impuissant, de la colère légitime et du mépris profond pour certaines façons d'agir.
J'avoue avoir eu un peu de mal avec le ton trop direct, trop rentre-dedans adopté par
Gaëlle Pingault dans son roman, mais cela ne m'a dérangée qu'au tout début de la lecture ; ensuite, je suis entrée dans ce monologue, j'en ai apprécié les formules anaphoriques et épiphoriques, les répétitions, les bons mots, l'humour caustique, la terrible lucidité.
On mesure la réussite d'un livre à la manière dont son auteure embarque le lecteur, malgré lui, et c'est ce qui s'est passé pour moi : pour de multiples raisons, je ne voulais pas y aller, mais j'y suis allée quand même et je ne le regrette pas.