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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Si V. démarre gentiment par les aventures d'un brave serin, Benny Profane, ancien matelot, désormais «travaillant au hasard de la route », et qui, de passage à Norfolk, État de Virginie, le soir de Noël 1955, «docile à ses impulsions sentimentales», eut envie de retourner se payer une bonne cuite à La Tombe du Marin, « vieux caboulot de son temps de mataf», ne vous méprenez surtout pas, cher lecteur, installez-vous bien, rajustez au besoin vos lunettes ou l'éclairage de la pièce où vous vous trouverez et..attachez vos ceintures!

Car ce tout premier noyau narratif à la tonalité délicieusement «melvillienne» ne tardera pas à être introduit par l'auteur dans une sorte de tunnel accélérateur de particules littéraires, provoquant des collisions retentissantes entre les genres les plus fondamentaux du roman, créant au passage des ondes de choc aspirant visiblement à isoler autant que faire se peut l'unité ultime de cette nébuleuse romanesque hautement radioactive: l'élément subatomique V. !

De Norfolk, Profane s'embarque au bout de quelques jours pour New York, entraînant dans son sillage Paola Maijstral, jeune barmaid qu'un des anciens copains de l'équipage du contre-torpilleur USS Scaffold retrouvés à La Tombe du Marin le soir de Noël, avait épousée et ramenée de son île natale, Malte.
Profane et Paola seront accueillis au sein de la Tierce des Paumés, groupe assemblant une faune d'artistes et d'intellectuels d'avant-garde new-yorkais et y rencontreront à l'occasion Herbert Stencil, fils d'un espion anglais disparu mystérieusement à Malte en 1919, au moment des révoltes de juin contre l'administration britannique.
Dans le journal intime laissé par son père, des propos énigmatiques autour de V. («Il y a plus derrière V. et dans V. qu'aucun de nous n'a jamais soupçonné») avaient précipité Stencil, dès 1945 et la fin de deuxième grande guerre, dans une quête éperdue, à travers l'Europe et jusqu'en Amérique, de tout indice susceptible de le conduire à pénétrer l'épais mystère autour de V. et de son lien avec la disparition de son père.

Impossible de résumer ce qui se déroulera par la suite dans cet ovni littéraire pan-genré qu'on pourrait volontiers comparer à un immense miroir télescopique orienté vers l'imaginaire occidental contemporain, cherchant à le traduire et à le transcrire en de sinueuses longueurs d'onde fictionnelles allant du visible à l'infrarouge. Et qui, encore de nos jours, à bientôt une soixantaine d'années de sa publication reste d'une actualité absolument renversante!

Plus de 150 personnages nommés, un espace-temps fait d'aller-retour constants, "yo-yotisé" en époques et en décors très divers (L'Egypte, durant la crise de Fachoda - incident diplomatique entre la France au Royaume-Uni à la fin du XIXème siècle ; puis dans une Florence souterraine, hantée par des complots politiques, par l'espionnage international et par un banditisme de haut vol, dont un projet mirobolant de soustraire la (V)énus de Botticelli aux Offices ; en l'Afrique du Sud, au moment du génocide atroce des hereros en 1922 ; dans le New-York beatnik survolté du milieu des années cinquante, ou bien à Malte, où britanniques et américains stationnent en pleine crise de Suez, en 1956...). D'une créativité et d'une originalité époustouflantes, composé d'une somme faramineuse d'éléments historiques et de connaissances dans les domaines les plus divers, d'une richesse sémantique spectaculaire (bravo à Minnie Danzas pour cette superbe traduction française !), visionnaire à multiples titres (la dictature de l'apparence et de la chirurgie esthétique, la robotique et le transhumanisme, ou encore la mercantilisation néo-libérale envahissante, transformant peu à peu «le vif en l'inanimé », les êtres et les pratiques humaines en marchandises codifiées et interchangeables...). Bref, V. risque de donner le tournis, et de nous mettre ko, sur le tapis !
Ce n'est pas bien-sûr, vous l'aurez peut-être déjà compris, un roman qu'on dévore, mais plutôt un roman qui dévore son lecteur.

Faux roman d'espionnage, faux roman d'idées politique, pseudo-roman mystique, à la fois satire féroce et récit poignant de la fureur destructrice qui traverse le siècle, déjouant avec application tout effort du lecteur à saisir complètement et de manière univoque les enjeux de son intrigue -«la sinistre logique qui semble ordonner les évènements»-, V. est un piège littéraire très efficace qui se referme progressivement et finit la plupart du temps par assujettir ses lecteurs, grâce à un étrange pouvoir machiavélique de persuasion... À en croire des témoignages, un certain nombre parmi ceux-ci, complètement à bout de nerfs, arriveraient toutefois à s'en défaire tant bien que mal avant terme, non sans avoir parfois parcouru préalablement quelques centaines de pages (390 pages (!) dans un cas extrême porté à ma connaissance) et souvent après moult hésitations et regrets...

Amis lecteurs, ce livre aux pouvoirs méphitiques peut donc vous être fortement déconseillé.
Notamment, dirais-je, à ceux qui se savent d'emblée rétifs à toute rencontre en littérature entre le baroque et le fractal, ou encore à l'exercice de style, largement pratiqués ici. J'insiste, car malgré toutes les précautions qu'on pourra adopter avant d'éventuellement l'ouvrir, ce livre risquera toujours de vous coller fortement à la peau et à l'esprit.
Comment expliquer, autrement, qu'un roman ainsi constitué, fourni à plus de 600 pages bien tassées, classé dès le départ comme une oeuvre «post-moderne», ambitieuse, exigeante, étant premier opus d'un auteur inconnu de 26 ans qui, de surcroît, refusait de se faire connaître et d'en faire la moindre promotion, se soit écoulé au moment de sa parution à près d'un million d'exemplaires ?
Des années plus tard, et après avoir subi une campagne de traque particulièrement sauvage de la part des grands médias et de paparazzis de tous bords, Thomas Pynchon, concédant enfin à accorder au compte-gouttes quelques interviews afin de faire baisser de temps en temps la pression, reviendra lors d'une de ses interviews, donnée en 2008, sur le succès commercial inexpliqué de V. : «Il est d'ailleurs étonnant de voir à quel point la détestation du marketing dans laquelle je me tiens ressemble fort à une communication réussie. Sans bouger le petit doigt médiatiquement parlant, j'ai l'impression de susciter autant d'envie et d'interrogations que si j'avais un équipe entière de spin doctors pour travailler à mon image : ça en dit long sur la compétence des communicants ! Enfin, je me comprends... »

Depuis 1963, date de la première édition de V., des millions de lecteurs à travers le monde n'auront cessé de se demander ce qui se cache derrière V. Les indices étant multiples, le nombre d'hypothèses qui en découlent n'est pas aisé à répertorier : initiales d'une femme, d'une contrée inexplorée, d'une formule hermétique, d'une arme fatale.. ? Nombreux sont les personnages féminins de V. dont le nom commence par la lettre «v» (Victoria, Veronica, Viola, Vera...), de lieux géographiques, réels ou mythiques (La Valette, le Venezuela, Vheissu...). Quelle serait sa nature : être animé, chose inanimée (les armes V de Hitler, les «Vergeltungswaffen», par exemple), fait concret ou abstraction?
Absolument aucun indice, fourni séparément, aucune hypothèse isolée avancée par le récit ne réussiront à embrasser la totalité de ce qui se cacherait derrière V. Aucune des pistes, en revanche, ne sera non plus totalement exclue d'y jouer un rôle important, complémentaire ou accessoire.

Ainsi, V. serait plutôt à l'origine d'un système signifiant étendu, d'un «pays de coïncidences régi par le gouvernement du mythe». Son sens ne cessera de glisser et de polariser les forces en jeu dans la construction de l'intrigue, sans que l'on puisse l'enfermer dans une définition unique et réductrice.

Ce qui l'intéresse en littérature, precise Pynchon ce n'est pas tant la réalité, qui «n'est que l'écume des choses». "Je travaille quant à moi, poursuit-il, sur la tectonique de l'inconscient collectif, les temps géologiques de la modernité».

V. constituerait donc en quelque sorte un point névralgique permettant, par un tour de passe-passe littéraire, à la fois d'ouvrir le réservoir et de faire émerger cette matière fossile collective, à l'état brut, tout en l'ordonnant sans pour autant l'enfermer complètement dans une signification univoque. (Ce à quoi l'homme paraît s'entêter depuis toujours, cherchant, pour le meilleur et pour le pire, à accorder un sens hiérarchique et rassurant au monde qui l'entoure, et susceptible de justifier aussi, individuellement ou collectivement, ce qu'il peut y avoir à la fois de plus noble et de plus terrifiant derrière ses pensées ou ses actes!!!). Les délires interprétatifs paranoïaques et les théories du complot en sont de belles illustrations de ce phénomène.
Toujours selon Pynchon : «La paranoïa est le mode d'accès le plus gratifiant à la réalité, la théorie à minima de la réalité, c'est pour cela qu'elle a autant de succès chez les schizophrènes et les hommes politiques.»

V. pourrait également occuper à un autre niveau d'analyse (pas moins farfelu pour autant, direz-vous peut-être ! - si jamais vous me lisiez encore à ce stade...) une position assimilable à ce que, cet aujourd'hui quasi-excommunié et, il est vrai, souvent abscons, Jacques Lacan, avait autrefois appelé le « signifiant maître » du langage («Le Nom-du-Père ») : signifiant nodal autour duquel tous les autres signifiants de la langue s'organiseraient, clé de voûte de l'ordre symbolique du langage et, par conséquent, de la pensée que ce dernier est censé conditionner et structurer, car, toujours d'après Lacan, le langage structure la pensée, et non l'inverse ...

[ En vous priant de m'excuser pour la digression, je ne peux pas m'empêcher en l'occurrence, dans une association totalement libre d'idées, de me dire que le personnage de Herbert Stencil reçoit V. en héritage de son père, parmi les traces laissées par ce dernier, "disparu" (son journal intime), qu'il essayera obsessionnellement de remonter tout au long du roman. D'autre part, le mot «stencil» signifie à la base «papier paraffiné servant à reproduire la copie d'un modèle»... !!].

Enfin, quant à la force dynamique faisant tourner l'Univers, et à la temporalité réglant le cours de l'Histoire, ces dernières sembleraient pouvoir être tout à fait assimilées à celles d'un....yo-yo !!
«Flip-flop», «set-reset», «cool-dingue», «vif-inanimé», «gloire-décadence», ou par exemple, la société Yoyodyne, empire industriel spécialisé dans la fabrication de toupies-gyroscopes s'étant orienté par la suite vers les équipements militaires de contrôle et de guidage au sol (!), font partie des nombreuses références "yoyotiques" qui traversent le roman. Certains passages de V. renvoient par ailleurs ouvertement à l'hypothèse selon laquelle, depuis la nuit des temps et en attendant que le soleil s'éteigne, l'humanité, plutôt que d'avancer sur le modèle d'une «spiralité historique» ne fait, en réalité, que du surplace...!
C'est ainsi aussi que le «galvaudage» préféré de la bande de beatniks de la Tierce des Paumés, sera le «yo-yoting », jeu d'endurance consistant à faire le plus grand nombre de fois possible, en métro et en état de totale ébriété, le parcours aller-retour, de haut en bas, de la ville de New York, le règlement stipulant qu'il faut néanmoins pouvoir «se réveiller au moins une fois par trajet»!

«Si l'on observe de biais une planète oscillant dans son orbite, si on fend le soleil en deux à l'aide d'un miroir et qu'on imagine une ficelle dans l'espace, l'ensemble évoque un yo-yo. le point le plus éloigné du soleil s'appelle l'aphélie. le point le plus éloigné de la main actionnant le yo-yo s'appelle, par analogie, l'apochéirie.

V.'oilà, V. est à mon sens une v.'éritable expérience intégrale de lecture, difficilement explicable! Destinée de préférence, donc, à un lectorat a priori disposé à se laisser égarer sans trop rechigner dans ses dédales somptueusement yoyotés, à la fois vertigineux et sublimes, souvent aussi érudits que, in fine, déjantés.

À des lecteurs, pourquoi pas, un petit peu, eux aussi, jocrisses sur les bords, capables à l'image de certains de ses personnages, de se dire tranquillement en lisant et relisant une séquence que, finalement, peu importe s'il s'agit de «souvenir, cauchemar, récit ou divagation».
Ou, à l'occasion, d'aller caresser certain chat sans se sentir pour autant obligé de savoir avec certitude s'il est là ou pas là, voire les deux en même temps!

Qui peut le savoir ? Qui pourrait prétendre tout savoir? Ne serait-il possible, comme affirmait encore une fois ce fou de Lacan dans l'un de ses plus mémorables jeux de mots, que justement les «Non-Dupes Errent»?

:-)

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Pour découvrir Pynchon il faut admettre que toutes les bases littéraires que l'on à , que toutes les constructions de livres que l'on connait , que tout cela n'existe plus .
Pynchon invente des univers , des mondes en décalage complet avec la réalité .
Dans ce premier opus , il invite le lecteur à voyager avec le personnage principal à la recherche de V , qui est multiple et qui est incarné par une pléthore de personnages au fur et à mesure du livre .
Cette histoire à une logique , que Pynchon réserve à ceux qui auront accompli l'intégralité du voyage qu'il propose.
Ce livre il faut aller le chercher , ce n'est pas un reportage de TF1 ou une ineptie de bfmtv , c'est l'une des pièces majeures du nouveau roman américain , et on lui doit le respect qu'elle mérite .
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Le toujours aussi hystériquement monumental premier roman de Pynchon.

Publié en 1963 (et traduit en 1967 en français chez Plon, dans une traduction de Minnie Danzas, légèrement revue pour la réédition au Seuil en 1985 - traduction dont je reparlerai un peu plus loin), le premier roman de Thomas Pynchon fait beaucoup mieux que résister à sa troisième lecture (une première fois en français en 1990, une deuxième fois en anglais en 1996, et maintenant, donc). Avec l'effet rétrospectif de rigueur, il confirme son statut de monument et d'annonce de monuments à venir.

Une trame narrative presque impossible à décrire, qui déroute d'ailleurs souvent les primo-lecteurs de Pynchon, un foisonnement de personnages, de langages, de situations, d'objets, de symboles réels ou fictifs, tout cela accompagne, au long des délectables 630 pages, la quête insensée du jeune Stencil, citoyen britannique parlant de lui-même à la troisième personne et tentant de découvrir, dans les années 50, le sens de quelques lignes mystérieuses du journal intime de son père, mort dans de troubles circonstances à Malte en 1919.

"Avril 1899. Florence. Personne n'aurait soupçonné qu'il pût y avoir autant de choses derrière V., et dans V. Qui est V. ? Ou plutôt qu'est-ce que V. ? Dieu veuille que rien ne m'oblige jamais à apporter une réponse à cette question, que ce soit ici, ou dans quelque rapport officiel que ce soit."

Ainsi lancé aux trousses de la chimère ultime, Stencil entrera en trajectoire de télescopage jubilatoire (on peut ici employer sans retenue le terme parfois un rien galvaudé) avec une joyeuse bande de clochards célestes new-yorkais (Pynchon n'a jamais caché sa dette à l'égard de Kerouac) en quête d'amour et d'alcool, oscillant entre free jazz, sauvages bordées de marins militaires et ex-militaires, chasse aux crocodiles dans les égouts, entretiens historiques, émaillés d'innombrables flashbacks où tournent notamment le père de Stencil et le mystère V., entre Florence, Malte, Alexandrie, et même le Sud-Ouest Africain, parmi les nostalgiques de la féroce répression du général allemand von Trotha, en 1904, le tout pourtant souvent placé sous l'illustre patronage des guides des voyageurs de la Belle Époque, Cook et Baedeker.

Même si la traduction française, souvent décriée par les exégètes, pèche en effet par les nombreuses limites lexicales observables chez Minnie Danzas (le traitement de l'argot spécifique des marins américains, par exemple, peut faire largement sourire ou profondément agacer, selon l'état d'esprit du lecteur - et sa tendance à "lisser" les différences de registre, qui sont au contraire un des ressorts de l'écriture pynchonienne, est bien dommageable), "V." demeure un très grand livre, tourbillonnant, polyphonique et endiablé, qui à lui seul justifie déjà cette curieuse dénomination de "réalisme hystérique" forgée par le critique James Wood, et fait bien d'emblée de Pynchon, entre autres ferments généalogiques, le digne et bakhtinien héritier rénovateur de Rabelais et de Sterne.

Indispensable, vous l'aurez compris.
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Comment parler de Pynchon en quelques lignes.
On parle ici de littérature, la vraie, celle qui se travaille , se peaufine, invente, délire , avec une maîtrise de l'écriture rare
C'est un livre , un écrivain qui se mérite ( lisez aussi Mason et Dixon), qui se lit lentement ,qui se relit et se relit encore avec un crayon à la main et un dictionnaire tout proche
A réserver aux courageux, aux "fêlés" de littérature
Oeuvre complexe et foisonnante, il vous faudra du courage pour arriver au bout de ce livre à nul autre pareil
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Le premier Pynchon que j'ai lu.

Ce bouquin m'avait toujours intrigué, j'ai longtemps tourné autour, sans que je connaisse quoi que ce soit à son auteur. Je suis tombé sur un livre incroyable, comme je n'en avais jamais lu, dont le sujet est la somme de ses parties, et qu'il est bien difficile de résumer. L'effet Pynchon, en somme. Mais tout est là, dès son premier roman. Et le mec a 26 ans. Ce type est fondu, un écrivain à part, qui se fiche comme d'une guigne de la cohérence de ses digressions, perd le lecteur, le rattrape, pour mieux l'envoyer balader un chapitre plus loin. Pynchon, c'est wikipédia avant l'heure : il a entendu parler de tout, connait tout et met tout en parallèle, comme une version yankee, complotiste et joyeusement foutraque de Alan Moore. Avec une grosse louche de Coen Brothers. Je suis prêt à parier que Big Lebowski lui doit beaucoup (j'ai plusieurs fois pensé à son roman Vineland quand je l'ai vu). Il faut dire qu'il dissèque les USA comme personne : il ouvre le cadavre encore chaud de son pays avant de basculer le corps et ricaner en voyant ses tripes se répandre sur le sol dans un joyeux bordel. Inutile de chercher une véritable trame dans ses romans. Ce qu'il raconte, c'est toujours l'incroyable (non-)agencement du cosmos, des forces en présence (humaines, physiques, métaphysiques, etc.) et leur impact sur les esprits fragiles de ses personnages, en quête d'une réponse impossible (c'est tout le sujet de ce premier roman, mais c'est aussi la quête centrale de Slothrope dans "L'Arc-en-ciel de la Gravité). Ses personnages sont toujours confrontés à des multitudes de groupes politiques secrets et autres réseaux underground et parallèles. On passe d'un perso à l'autre sans véritable raison, sans véritable suite logique. On est baladé, secoué, comme ses personnages le sont, victimes d'une Histoire qui n'a cure de l'individu, et on passe parfois des pages sans comprendre, pour retomber sur un passage tellement génial qu'on lui pardonne tout.

Pynchon, c'est la rencontre absolument brillante et formidablement futile entre Umberto Eco, William Burroughs, James Joyce, Busby Berkeley (on chante et danse à tour de bras chez Pynchon), Tex Avery, Dos Passos, Alan Moore, Kusturica, les frères Coen, Hayai Miyazaki, Einstein, Jerry Lewis & Dean Martin, Dostoïevski et Les Simpsons. On parle pour lui de "réalisme hystérique". On est pourtant loin du réalisme. Une chose est sure : Pynchon raffole du cinoche. Ça transpire à chaque page de "V" comme de ses autres romans.
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Appréhender l'univers de Pynchon s'apparente à cartographier avec précision un pays depuis la station ISS. Vous pouvez en délimiter les contours, la forme (le roman) mais ce qui est des particularités précises et discrètes, vous les pressentez, les théorisez, mais sans jamais réussir à l'affirmer avec certitude et encore moins à les révéler. Car chez Pynchon il y a un art de l'esquive, d'un tout qui invariablement est voué à vous glisser entre les doigts, ne vous laissant en tout et pour tout qu'une impression, une sensation. À l'image de ”Vheissu” dans son roman, vous ne pourrez jamais découvrir quel est ce pays. Au mieux une vague localisation, pléthore de fantasmes et pas mal de terreur, voilà tout ce que peut-être Vheissu pour vous le lecteur. Tout comme cette Terra Icognita, V de Pynchon n'en dit jamais vraiment son fond et persiste à seulement vous faire ressentir son univers : le nôtre.

L'énigme Pynchon fascine, mais plus que l'auteur son oeuvre semble être un gouffre sans fond avec pour tout indication sa réputation figurant en gros inscrit sur un panneau, au bord du précipice. Ici point de Virgil pour vous guider, l'écriteau le dit très clairement “ici, abandonnez tout espoir”. Aborder ses livres, c'est accepter de ne pas tout comprendre, que cela fait même parti de l'oeuvre, comme si nous prenions l'histoire en cours de route. Il y a un devoir de résilience, un contrat avec l'auteur, celui de devoir sans cesse reconsidérer l'histoire la réinterpréter au fil des événements, des protagonistes que nous croisons, et qui dans ce joyeux foutoir, laisse percevoir par petite touche une strate plus profonde qui ne pourra que vous dérouter ou vous frustrer. C'est un jeu, celui de la vie, de notre époque et de notre société.

Dans son incipit de ” l'enquête infinie” de Pacôme Thiellement (PUF éditions), l'auteur dit :
” le problème de ce monde, c'est qu'on y est entrée comme dans une histoire qu'on a attrapée en cours de route, une histoire dont on a raté le début. Et on passe notre vie à ramer comme des dingues pour rattraper ne serait-ce que le synopsis des épisodes précédents. C'est d'autant plus compliqué que, non seulement cette histoire nous est arrivée incomplète et remplie d'incohérences, mais régulièrement, les événements qui composent l'arc narratif principal, et dans lequel nos vies se retrouvent malgré elles impliquées, changent de sens. ”

De ce constat sur notre réalité, il est alors facile d'extrapoler cette appréciation pour l'univers du premier roman de Thomas Pynchon écrit en 1963. le tout jeune romancier, n'étant pas encore le mythe que l'on connaît. Alors âgé de 26 ans, il se lance avec ambition et brio après s'être fait la main sur quelques nouvelles (que l'on retrouve dans le recueil « L'homme qui apprenait lentement ») et quelques articles. Un roman qui dans sa genèse même contribue d'ores et déjà au mythe. En premier lieu par son aspect total et sans concession, semblant cryptique, mais toujours sur la brèche de la grande révélation. Ensuite, il apparut qu'il existait plusieurs versions du roman. Cette particularité fut expliquée par le fait que l'auteur continua à retoucher son roman après sa première publication.

Si vous ajoutez cela au mythe d'un auteur qui s'évertue à n'être qu'une sorte de fantôme médiatique dans une période où l'Amérique en pleine mutation après le récent assassinat de JFK, entrait dans une forme de schizophrénie entre pleine désillusion du monde moderne et de la conquête spatial comme promesse d' un avenir radieux, il apparaît dès lors comme une sorte d'électron libre venant sacrément titiller les biais de confirmation de certains, voyant en lui un artiste visionnaire, là où d'autre salut le talent de conteur sans équivalence « post-moderne » comme dans le New York Times, George Plimpton qualifia Pynchon de “jeune écrivain aux promesses stupéfiantes”, louant son “style vigoureux et imaginatif”, son “humour robuste” et son “énorme réservoir d'informations”.

V, pour faire au plus simple et sommaire, car nous sommes confrontés à la quasi-impossibilité de faire un résumé exhaustif, s'intéresse au parcours de Benny Profane d'un côté, un ancien marine, dans ses dérives New-Yorkaise, en compagnie d'une bande d' artistes et joyeux drilles : la tierce des paumés. En parallèle, nous suivons la quête d'un certain Herbert Stencil. Il parcourt le monde pour découvrir qui, ou quoi, se cache derrière l'énigmatique « V » apparaissant dans plusieurs coins du monde durant différentes périodes proches de notre époque. le roman s'évertuant à nous balader géographiquement et historiquement, il se permet ainsi de nous confronter aux différents événements impliquant « V », En Egypte, à Manhattan, en Italie, en Namibie ou encore à Malte dans une relecture plutôt cinglante de la fin du dix-neuvième siècle jusqu'aux années cinquante. Les petites histoires qui ont engendré la grande Histoire en quelques sortes. Ajoutez à cela le fait que nous croisons au moins cent cinquante personnages, et que chaque personnage est signifiant, à sa manière. Vous devez commencer à sentir l'ambition qui se cache derrière.

« V » aurait pu être sous-titré “un roman du bruit et du secret”. Il y a cette omniprésence dans le livre de Thomas Pynchon, comme une fil rouge voulant souligner la frénésie d'une époque, un bruit de fond constant, ça chante, il y a des sirènes, des cris, des rires, des bruits de bouteilles, le bruit de l'eau, etc… Tout le temps à chaque instant, le silence devenant le grand absent. Un peu comme si l'auteur avait voulu en faire un personnage d'arrière-plan, mais présent dans chaque scène, ainsi malgré la solitude de certains personnages, nous ne pouvons que constater qu'ils s'inscrivent dans un échec à s'extraire de cette société pour être pleinement ce qu'ils devraient incarner dans leur figure archétypale.

L'autre versant passionnant est le secret, au-delà de « V » et de l'énigme qu'incarne cette lettre durant tout le récit, le sceau du secret, des conspirations, des non-dits semblent omniprésents jusque dans les rapports humains les plus simples. Cette particularité donnant une constante sensation de décalage avec le réel, comme un rêve éveillé quasi-permanent. Là aussi, les personnages ne semblent pas appartenir au monde, malgré leur présence physique dans ce dernier. À ce propos, il est intéressant de souligner que Profane se définit comme un Jocrisse, une sorte de bouffon au théâtre. L'auteur pose ainsi le constat de la vacuité de nos existences et de l'illusion d'une certaine forme de libre arbitre, là où finalement la grande marche du monde nous dicte comment avancer. Une lecture du monde contemporaine nous confrontant tous à notre part de Benny Profane, avec un constat que nous sommes, in fine, tous et toutes des Jocrisses.

Le tout imposant un sentiment commun que nous pouvons ressentir aussi bien individuellement que collectivement. « V » est parcouru d'une certaine forme de nostalgie. Mais là aussi bien réel, elle ne s'implique pas dans une vérité factuelle, mais dans des témoignages qui donnent une certaine idée d'une époque. Comme un jugement passé sous le moulinet de nos biais et de la déception de notre monde moderne. Stencil, s'obstinant à trouver le trésor ou la boite de pandore « V », Profane déplorant la vacuité de sa vie présente, etc… Tout tourne autour du passé, alors que ce dernier, dans les chapitres revenants sur différentes périodes tranche par sa brutalité et sa fatalité contrastant cruellement avec le spleen ambiant des personnages.

« …et il semblait bien que c'était aller nulle part, pourtant il en est parmi nous qui ne vont nulle part, mais qui peuvent se monter la tête au point de croire qu'ils sont quelque part : c'est une espèce de talent, et rarement contesté, mais à ce titre même, sujet à caution. »

Enfin « V », dans sa grande symbolique et pour revenir sur cette idée, s'esquive même dans sa forme narrative. L'illusion de « V » comme promesse de chemins qui converge, mais qui finalement ne font que se croiser temporairement. Sans vous gâcher le plaisir de lecture, « V » n'est pas le roman, « V » est l'illusion qui fait avancer l'histoire, mais qui échoue à éclater au grand jour, car le roman dans sa forme finale est tout autre.

« V » s'impose par sa démesure et son ambition. Il impressionne par son foisonnement, rien n'est jamais gratuit, chaque phrase se retrouvant comme une exploration des possibles, synthétisant une idée, apportant une digression ou un regard sur une époque ou un fait. « V » impressionne d'autant plus, car remis dans son contexte, le roman est l'oeuvre d'un auteur d'à peine 26 ans et qu'il s'agit là de son tout premier roman. Il serait mesquin de vous dire que le roman est facile à aborder. Il s'avère plutôt exigeant, il demande un certain investissement de la part du lecteur. Car « V » se mérite très clairement. Mais si vous lui accordez cette implication, alors le roman dans sa générosité et bien malgré son esquive permanente, se montrera généreux avec vous.
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Ils sont nombreux les écrivains dont j'ai entendu parler sans jamais en lire aucune ligne (comme BUKOSWKI à l'époque, ou encore Jean d'ORMESSON). Eh bien, le mal est réparé en ce qui concerne Thomas PYNCHON. Je ne reviendrai pas sur le personnage qui se plaît à entretenir le mystère (aucune photo si ce n'est une vieille qui date de son service dans la NAVY ; aucun interview, si ce n'est un entretient audio et une apparition dans les Simpsons, mais avec un sac sur la tête...). On ne sait rien de lui, si ce n'est qu'il a écrit 5 ou 6 livres, avec une véritable volonté littéraire de produire un univers, de garder une cohérence, sans se soucier de courir après la production frénétique (comme une ANGOT ou une NOTHOMB, par exemple). Et, une fois n'est pas coutume, j'ai commencé par sa première oeuvre, au titre si énigmatique : V.

Enigmatique car c'est bien là tout l'enjeu du livre pour Stencil : savoir qui se cache derrière cette lettre, depuis qu'il a retrouvé cette phrase intrigante dans le carnet de son père : « Il y a plus derrière V. et dans V. qu'aucun de nous n'a jamais soupçonné ». Serait-ce ce mystérieux pays imaginaire, Vheissu, dans lequel a séjourné l'aventurier Godolphin ? Ou ne serait-ce pas plutôt cette troublante Vera Manganèse aux multiples visages qu'on retrouve toujours aussi jeune à travers les décennies mais de plus en plus rafistolée ?
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V. Troublant trou noir engloutissant les siècles et les continents. L'expliquer c'est s'y perdre encore plus et tomber dans l'écueil du « qu'est-ce que ça raconte ? ». L'opinion le qualifie parfois d'illisible, d'insensé, de grotesque, de génial, d'absurde : tout est vrai, mais c'est peu. V. c'est tout ça à la fois, et c'est terrifiant, sans qu'on sache véritablement pourquoi.

Il faut le dire d'emblée : lire V. (Certainement Pynchon de manière générale) comme un livre ordinaire est l'erreur à ne pas commettre ; V. n'est pas un livre ordinaire. Oui, V, même, n'est pas un livre : c'est un temple, dressé à la gloire d'une mythologie totale de l'histoire humaine, une cathédrale au tympan d'or dans lequel figure la trajectoire historique dans son entièreté, comme l'est l'avenir de Rome, d'avance annoncé par le bouclier d'Enée.

Au terme d'une lecture cool mais attentive (« Sois cool, mais sois là ») apparaissent des lignes de fuites brumeuses, difficilement descriptibles, au milieu desquelles, toutefois, demeure la certitude d'un sentiment : la contemplation, de loin, d'une montagne effrayante qui supporte cette aventure humaine qu'on nomme l'histoire avec, dans le flanc, l'inquiétant symbole, la 22e lettre de l'alphabet latin. Que veut-il dire ? Pourquoi Herbert Stencil, l'enfant du siècle, cherche-t-il à percer le mystère de ce monstre multi-céphale en embarquant dans son sillage autant d'existences et de trajectoires « paumées », ou bien doit-on dire « maudites » ? La réponse n'est pas au bas de la dernière page.

Au début, Benny Profane, bagage militaire dans la Navy, est un joyeux luron, un « jocrisse » comme il aime se définir. Il vivote, il aime, il découche et couche, il est simple ; c'est un gars normal qui fait le yoyo entre New-York et un semblant d'univers. Il s'entiche d'une pauvre fille en instance de divorce et rejoint, une fois niché dans l'intérieur de la grosse pomme, une clique de têtes à claques qui, comme lui, vivotent comme dans l'attente d'une révélation. Entre les petits boulots fournis par l'agence intérim « Espace-temps », le nettoyage des égouts où reposent des troupeaux d'alligators albinos, un étonnant dentiste reconverti dans la psychanalyse (la conversion s'est imposée comme une mutation) et un chirurgien esthétique qui conçoit les nez comme une terre glaise où la création divine semble à portée, la bande entre en collision avec le vecteur de la transformation historique, qui modifie les êtres en objets, le sensible en utile et pousse la vie vers l'état d'équilibre physique : l'inanimé. S'en rendent-ils compte ? Difficile à dire.

De son côté, Herbert Stencil, fils de Sydney Stencil, est l'enfant du siècle. Dans les carnets de son père, il rencontre le mythe de V. qui le mord en pleine face et l'entraîne sur des sentiers qui bifurquent, dans les coulisses de la trame historique.

« ll y a plus derrière V. et dans V. qu'aucun de nous n'a jamais soupçonné. »

V., tour à tour, telle qu'elle est poursuivie par Stencil, reçoit de multiples incarnations. Elle est d'abord, à l'ombre des palmiers d'Egypte, l'honneur perdu de la jeunesse victorienne. Elle devient ensuite un pays inexploré, le mythique Vheissu, au centre d'une crise diplomatique entre le Vénézuela et ceux qui sont contre le Vénézuela ; au même moment, de drôles de types entendent voler la Naissance de Vénus à Florence. Stencil plonge dans le siècle, à la poursuite de V. cachée sous de multiples avatars, clé d'une horrible conspiration imaginaire : dans la barbarie raciale, les délires avinés des ennuyés de l'aventure coloniale, vers les horreurs de l'assasinat industriel. Mort, décès : processus qui met un terme à la vie ; passage d'un organisme animé vers l'inanimé.

V. devient femme, le Mont de Vénus est bien l'Origine du Monde. Dans son sein, elle annonce une prophétie terrible, enfermée dans les murs de la Valette où résistent encore de preux chevaliers du Temple face aux assauts de l'inanimé. D'avance, lecteur, interroge-toi. Que sais-tu, vraiment, de l'Histoire et de sa direction ? Ne vois-tu pas qu'aucune civilisation ne survit à son troisième millénaire ? Ne vois-tu pas, reptile aveugle, que l'Histoire a pour but l'esthétisme de la chute, qu'elle est la chronique d'une mort annoncée ? L'Histoire n'a jamais menti sur son terme, tout a toujours été là, aux yeux de tous ; elle conduit au suicide.

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Un excellent roman, mais exigeant à cause de son érudition, sa construction et sa progression délirante qui tend à perdre le lecteur et à le faire se sentir, finalement, comme le yo-yo de Pynchon, secoué entre les pages de V., atteignant l'apochéirie et retour, indéfiniment, jusqu'à la dernière page…
Lien : https://lemondedurevelecteur..
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