12 mai 1903 – Je voudrais que ce journal fût une étude et un exercice pour l'établissement d'un style, qui n'est qu'une manière de voir. Je le sens qui se forme lentement en moi, sans que j'y participe ; car, d'un déroulement lent et sévère de lignes, il ne peut s'appliquer qu'à des choses complexes. Il fuit le présent, reprenant derrière lui de grands objets délaissés et visitant des tombes sous les ombrages ; attentif aux sentiments plus qu'aux sensations ou n'accueillant la sensation que lorsqu'elle est sentiment et tendant toujours à une pensée plastique où se trouveraient réunies comme à leur sommet, par des étapes successives, une perception, une émotion et une idée qui les contient ; mais craintif de toute philosophie et de toute leçon ; ne recherchant que la beauté, jaloux d'elle, jusqu'à ne plus supporter de la sentir distincts, passionné de s'unir et de se réaliser. J'obéis à des nécessité impérieuses, ignorant de moi-même et d'où je viens et où je vais ; comme un homme qui se regarde dans les étangs, mais chaque fois le vent souffle, l'eau se ride ; et il continue son chemin.
34 – [Œuvres complètes, t. 20, p. 93-94]
Fin mai 1940 - J'ai été gâté. J'ai été terriblement gâté. J'ai été comme un enfant que sa mère a cru devoir punir, puis elle s'en repent et cherche à se faire pardonner par toute espèce de caresses.
Une singulière compensation à ces quelques moments désagréables; une espèce de récompense, mais à quoi ?
Ça m'est venu par-dessus la Manche au commencement de mai ; c'est un avion qui m'a apporté de là-bas, peu avant la grande bataille, sous les espèces de sa mère, cet enfant qui allait naître, un petit-fils : deux fois mon fils.
(...)
Il s'appelle M. Paul. C'est un petit nom que je lui ai donné. Ce n'est pas du tout le nom sous lequel il a été inscrit à l'état civil, car il a fallu tout de suite aller le faire inscrire ; et ainsi il s'est mis à exister légalement.
Il a ses papiers, il a été promu au rang de citoyen ; toute naissance n'est pour la société qu'un phénomène naturel : elle se contente de l'enregistrer ; et puis, parce qu'il importe pour le bon ordre que l'individu qui vient au monde se distingue extérieurement de tous les autres, on le pourvoit d'un nom de famille et d'un ou plusieurs prénoms qui sont accompagnés des prénoms de son père et du nom de sa mère, de manière à éviter plus tard toute confusion. La société n'a pas à s'étonner, on dit d'une chose qu'elle est "naturelle" quand elle est devenue une chose d'habitude ; toute naissance est pour elle une chose d'habitude...
787 - [Œuvres complètes, t. 20, Journal, p. 315-321]
10 décembre 1896 - Lire beaucoup vous donne peut-être des idées, - des idées personnelles, non pas. Je cherche... je cherche. Réfléchir longuement sur ce qu'on lit, discuter ses lectures, à l'occasion les réfuter, rechercher le paradoxe au risque de s'attirer un mauvais parti. Car, comme on dit, les extrêmes se touchent. Le paradoxe est souvent très près de la vérité sous son apparente exagération.
1689 - [Œuvres complètes, t. 20, Journal, p. 16]
10 décembre 1896 - Plus j'y réfléchis, plus le doute universel me paraît le signe de la vraie sagesse. Le monde ne me semble exister que par les yeux qui le regardent et prend ainsi autant d'aspects qu'il y a d'individus. Autant de cerveaux en travail, autant de points de vue différents, d'où les objets extérieurs apparaissent transformés au point d'en être méconnaissables. Je ne hasarde plus une opinion de peur d'autrui, qui peut-être n'a pas tort, ne la trouve fausse. C'est se condamner soi-même à un rôle muet et effacé particulièrement ridicule. Mais le moyen de sortir du labyrinthe des déductions logiques, une fois qu'on y est entré, sans avoir à lutter contre sa conscience, contre les sentiments intimes qui vous reprochent votre désertion ?
179 - [Œuvres complètes, t. 20, Journal, p. 14]
7 avril 1897 - C'est un grand plaisir pour moi de prendre la plume et de me décrire à moi-même la situation de mes sentiments et de mes pensées, de faire le plan de ma vie chaque jour, de dresser la carte des pays que je parcours en imagination, pour moi seul, car j'éprouve une étrange coquetterie à cacher mon monde intérieur à ceux qui m'entourent. Comme les héros des tragédies classiques j'ai besoin d'un confident - ce confident, ce sont ces quelques notes fugitives ; mon journal devrait être quotidien. Malheureusement, une paresse innée, les mille petits incidents de mon existence monotone m'empêchent souvent d'écouter la voix de mes bonnes intentions et d'exécuter mes projets. Je suis du reste sans excuse, je l'avoue. Mais je suis faible, je résiste mal à mes impulsions bonnes ou mauvaises.
1149 - [Œuvres complètes, t. 20, Journal, p. 27]
Soirée rencontre à l'espace Guerin à Chamonix
autour du livre : Farinet ou la fausse monnaie
de Charles Ferdinand Ramuz
enregistré le 20 juillet 2023
en présence de Gérard Comby (membre de l'Office tourisme de Saillon & de la Commission du Patrimoine)
Résumé :
Un généreux Robin des bois, roi de l'évasion, porté par la plume de C. F. Ramuz.
Farinet, c'est un fameux faux-monnayeur, roi de l'évasion et Robin des bois qui vécut entre Val d'Aoste, Savoie et Valais au XIXe siècle. Arrêté pour avoir fabriqué de fausses pièces qu'il distribuait généreusement dans les villages de montagne, il s'évade à de nombreuses reprises. Ce héros populaire à la vie romanesque et rocambolesque meurt à 35 ans, en 1880. Cinquante ans plus tard, Ramuz s'empare du personnage et en fait le héros d'un récit classique, haletant comme un roman d'aventure, mais porté par son style unique : irruption du présent au milieu d'une phrase, mélange des temps qui rend le présent dense et incandescent, langue vaudoise aux accents paysans transfigurée par une écriture singulière, moderniste, au confluent des révolutions artistiques du XXe siècle (il est passionné par Cézanne et Stravinsky). Farinet se serait caché un temps au fond de la vallée de Chamonix, dans une grotte au-dessus de Vallorcine. Un petit mémorial y est installé.
Ce roman est paru pour la première fois en 1932.
Bio de l'auteur :
Ed Douglas, journaliste et écrivain passionné par l'Himalaya, a publié une douzaine de livres, dont plusieurs ont reçu des prix. Deux ont été traduits en français : de l'autre côté du miroir (Éditions du Mont-Blanc, 2018), Himalaya, une histoire humaine (Nevicata, 2022). Il publie des articles de référence dans The Observer et The Guardian. Il est rédacteur en chef de l'Alpine Journal et vit à Sheffield, en Angleterre.
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