Décidément mes lectures de Ramuz (j'en suis au 5ème roman) ne sont, pour le moment que de belles découvertes.
Pourrais-je oser dire que j'ai été encore plus touché par ce dernier roman que par les précédents, peut être pas sur le fond, qui pour moi, le rapproche d'
Aline, mais plus encore par la prodigieuse virtuosité de la mise en scène, qui, semble-t-il, déconcerte certains lecteurs.
Car c'est comme un film qui se déroule devant les yeux du lecteur, avec toutes ces images. Ici, plus encore que dans les autres romans, l'utilisation des « on » ou d'autres procédés, tels le découpage du texte, permettent de créer des points de vue différents, extérieur, intérieur aux personnages. Un exemple, la déambulation de l'ouvrier italien avec ses paquets, que le texte nous donne à voir de façon saisissante.
Et aussi, le rythme du récit change selon l'intensité de l'action. Ainsi en est il par exemple de ce rythme haletant lié à la poursuite de Juliette, l'héroïne, puis l'agression de celle ci par Ravinet, le Savoyard, de même de la fin du récit, de cette atmosphère d'orage, de la folie incendiaire du Savoyard, d'une fin où feu et eau se mêlent jusqu'à ce que que Juliette et le bossu, ce petit cordonnier italien, disparaissent dans le brouillard.
Il y a aussi cette façon saisissante, émouvante parfois, d'exprimer par touches impressionnistes, des sensations et des sentiments, par exemple ceux de la petite Émilie, la fiancée de Maurice Busset.
L'histoire en elle même est cruelle, et pessimiste, cette fois encore, comme elle l'était dans le récit d'
Aline.
Milliquet, tenancier de boissons au bord du Lac Leman, reçoit de son frère, qui vient de décéder à Santiago de Cuba, et avec lequel il n'avait plus de liens, la demande de prise en charge de sa fille Juliette, âgée de 19 ans. Après en avoir discuté avec son ami Rouge, il accepte et voilà qu'arrive sa nièce, une jeune fille d'une extraordinaire beauté.
Alors, pour Juliette, c'est l'enchaînement des haines et des convoitises, voire même des tentatives d'agression sexuelle de la part du Savoyard, un homme brutal, ouvrier de chantier. Chassée de l'auberge par la femme de Milliquet, une marâtre agressive et jalouse, elle trouve un moment de bonheur chez Rouge qui accepte de l'héberger et qui la fait participer à son activité de pêcheur partagée avec Decosterd son employé. Bonheur amplifié par la venue de l'ouvrier cordonnier italien, un bossu virtuose de l'accordéon, dont la musique remplit de joie Juliette. Mais ce bonheur ne sera que de courte durée, la méchanceté et la manipulation séviront, au détriment aussi d'Emilie, la fiancée d'un Maurice Busset auquel la beauté de Juliette a fait tourner la tête. Je ne dévoilerai pas jusqu'où va cette folie, ni la fin en suspens.
Oui, le constat cruel, c'est qu'il n'y a pas de place pour
la beauté sur la terre, comme cela est répété plusieurs fois dans le roman, pas de place pour la beauté féminine de Juliette, pas de place pour la beauté de la musique du bossu, pas de place pour la beauté de
l'amour de la petite Émilie pour Maurice. « Il n'y a pas de place pour moi, ici » dira le bossu, puis, s'adressant à Juliette «il n'y a pas de place pour vous non plus ».
Enfin quelque mots pour dire la poésie des images de la montagne, du ciel, du lac, et aussi la beauté de la symbolique de l'eau, et d'une Juliette, créature associée au monde aquatique, ondine ou Vénus sortie des eaux?
Et aussi pour vous faire part de mon sentiment, qui vous paraîtra peut-être incongru, de la parenté de Ramuz avec
Duras, enfin avec toutes ces romancières et romanciers « poétiques », qui disent sans vraiment dire, chez qui le discours est enveloppé de mystère.