L'auteure réaffirme son talent de conteuse en reconstituant avec panache un épisode historique fort peu connu - mais aux implications surprenantes -, que l'on se réjouit d'avoir découvert.
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Enseigner le français à un enfant de six ans ne m’était pas difficile, pour le reste, je me référais, en effet, à des livres d’histoire de France que j’avais obtenus auprès de la mission lazariste de Tabriz, où j’ai eu également la chance de rencontrer l’abbé François. C’était un vieux monsieur, petit et mince, dont le visage osseux rayonnait d’intelligence et de bienveillance. Avec lui, je me sentis immédiatement en confiance, et il est devenu mon confesseur et mon professeur de persan. C’était le seul à qui je me confiais autour d’un verre de vin rouge de sa fabrication. Qui l’aurait cru ? Un religieux et un ancien anarchiste français, se lier d’amitié dans une ville située au bout du monde ! En réalité, ni lui ni moi nous n’attachions d’importance à nos différences. À l’instar de ces personnages que l’on voit en peinture, nous étions comme assis sur les nuages, détachés de tout, hors du temps... (Pourtant, lui, il avait toujours la foi, alors que moi je venais de la perdre ; lui, il restait humble, se réjouissant de sa vie dépouillée au service des autres, tandis que moi je changeais de jour en jour, prenant goût au respect démesuré que l’on me témoignait ici et au luxe dans lequel je baignais désormais.
L’enfant que j’avais chéri avait désormais de la prestance, une élocution aisée et parlait plusieurs langues... Il était mon œuvre, je l’avais fait, et bien fait. Pour la première fois dans ma vie, j’avais construit quelque chose de concret. Il était ma fierté, et je lui devais ma dignité. La place que j’avais occupée auprès de lui avait fait de moi un homme respectable et respecté...
Les petites filles qui n’étaient pas encore à l’âge de la puberté se promenaient dans la maison sans tchador, me montrant leur visage, alors que les dames étaient constamment couvertes en ma présence. Parmi ces jeunes enfants se trouvait une cousine du prince, Jahan Afrouz Khanom. (Je mis du temps à me faire aux noms d’ici. Comme dans ce pays on ne tient pas de registre d’état civil, les gens n’ont pas de nom de famille. Les nobles et les grands bourgeois portent plusieurs prénoms et autant de titres ; parmi les autres, ceux qui se distinguent dans la société ont droit d’ajouter à leur prénom la particule « Khan » qui peut aussi bien désigner un chef de tribu ou signifier un simple « monsieur » ; son équivalent au féminin « Khanom »
Je lui dis que la lutte ne s’arrête jamais ; qu’aujourd’hui n’est pas demain, et que demain est blanc comme une feuille vierge. Certes, c’est effrayant, mais l’avantage est que l’on peut tout y inscrire, le meilleur comme le pire... (Des phrases improvisées que l’on débite devant la jeunesse pour ne pas lui dévoiler trop tôt la face noire de la vie.)
J’avais toute liberté d’y rester et de continuer à mener confortablement ma vie. Le coup d’État ne concernait que les Perses, et en aucun cas un Français comme moi. Mais je ne pus me résigner à laisser le prince s’en aller seul. Il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait à Tabriz. (Il ne s’en doute toujours pas, d’ailleurs.) Il est jeune, amoureux (ou plutôt sous l’emprise
d’une femme), il relève un défi, il va au duel : la liberté contre la tyrannie ! Alors qu’en réalité il ne s’agit pas d’un combat loyal, à armes égales, mais d’une lutte désespérée qui oppose une poignée d’hommes à toute une armée...
Remise du Prix Senghor à Parisa Reza (30/09/2015, Francophonie, Centre Wallonie Bruxelles à Paris).