Marcher sur ses traces est une entreprise hasardeuse. Certaines choses remontent qu'on aurait préféré garder cachées, autant à ses yeux qu'aux yeux des autres. Se les avouer est déjà suffisamment difficile. La bienséance interdit de le faire devant autrui. J'ai retenu une chose de Dostoïevski, un épisode très instructif qui se trouve dans l'un de ses livres. Je ne sais plus où exactement. Cela remonte à l'époque où, poussé par la mauvaise conscience à propos de mes lacunes de lecture, je cherchais à les combler en lisant les cent auteurs composant la soi-disant bibliothèque idéale universelle. J'ai donc lu le camarade Fiodor Mikhaïlovitch, qui fait partie des plus grands en entier et d'un seul coup ; on voudra donc bien me pardonner si, dans cette salade russe qui est tout ce qui me reste de ces lectures, je n'arrive pas à remettre tous les éléments à leur place. Quoiqu'il en soit, l'épisode est le suivant : lors d'une réunion qui rassemble un certain nombre d'esprits confus, comme c'est souvent le cas chez lui, on décide que chacun des participants devra faire l'aveu de ce qu'il a commis de plus bas dans sa vie, sans chercher à rien enjoliver. Les masques doivent ainsi tomber les uns après les autres et laisser voir la part la plus honteuse de chaque participant. Le but de cet exercice est de présenter le trop humain de l'homme russe comme le lien le plus profond entre les hommes. L'un d'eux commence et raconte une histoire assez peu ragoûtante de qui visiblement pèse lourd sur sa conscience. À peine a-t-il surmonté le silence qui s'est installé après sa pénible confession que tous les autres se lèvent comme un seul homme et déclarent que jamais plus ils ne veulent avoir à faire à un tel porc. Nasdarjowe !
Témoignage étrange d'un sentiment de savoir-vivre collectif – tardif mais qui se manifeste à temps. Les actes de mise à nu morale blessent le fragile bâti du consensus qui veut que nous soyons quand même tous les types honorables. Chacun a quelque chose à se reprocher. Si ça sort, c'est « his problem ». Aller le faire renifler aux autres est obscène.
(pp. 562-564)
Sauf le respect que je dois au chauvinisme français, ce n'est certainement pas dans les "Leçons de sociologie" parisiennes qu'on lui a inculqué ce genre de choses. Sinon il lui faudrait ajouter au fils du pope, au petit-fils du rabbin et au fils du fonctionnaire des Eaux et Forêts de la Monarchie impériale et royale d'autres Roumains qui, comme ces Tziganes jouant en "virtuoses" les airs exotiques de leur pays sur un violon, sont allés chercher fortune dans la "ville lumière". Par exemple Tristan Tzara, Eugène Ionesco, Constantin Brancusi, Victor Brauner et bien d'autres encore. Non. Nicolaus Sombart veut nous donner des "Leçons de sociologie". Il le fait en utilisant l'origine, cette "petite ville en bordure des Carpates", comme une preuve que la recherche désespérée de Dieu d'un Cioran et la sombre beauté spectrale des poèmes de Celan sont des subterfuges pour se payer la tête du brave lecteur allemand et le mener en bateau. Gai savoir.
(p. 133-134)
Il était une fois, il était un jour où je voulus jeter un regard sur l'avenir. Rien qu'un tout petit regard. Après quelques visions préliminaires de ce qui devait bien vite pourtant devenir du passé, j'ai perdu toute curiosité pour le lendemain. J'ai appris que ce qui doit arriver arrive. Ce qui doit se produire se produit. Cela se passe et me dépasse. Cela ne me laisse guère de pouvoir de décision sur l'instant suivant. Je sais : cet instant suivant – chaque instant suivant – déborde de fatalité. Ce que toujours je choisis après mûre réflexion est promis à des conséquences dont je ne prévois pas les méandres. Ils sont déterminés par le temps. Il s'y déploient et s'y perdent comme tout le reste. La seule preuve qu'une chose est arrivée, c'est ce qu'on peut en raconter. Le monde est un formidable grenier de récits sur ce qui a déjà été raconté. Tout ce qui a été, l'a été comme l'ont été les sauriens. Il était une fois.
J'allais de "mahala" en "mahala" dans une vieille Ford T pétaradante des années 20, me liais d'amitié avec des propriétaires de magasins, me disputais avec d'autres et leurs employés, découvrais Bucarest.
(p. 229)
Ma sœur préparait sa carrière. Avec, comme tremplin, un poste de secrétaire à la Commission internationale de régulation du Danube à Galați.
(p. 140)
L'écrivain espagnol Enrique Vila-Matas vient partager au Collège de France sa vision toute singulière de l'écriture.
Radicalement pas original (Bastian Schneider)
Extrait de la grande conférence du 24 mars 2017 avec la participation de Dominique Gonzalez-Foerster
Plus d'information :
https://www.college-de-france.fr/site/grandes-conferences/Enrique-Vila-Matas.htm
Le dernier livre d'Enrique Vila-Matas, Mac et son contretemps, vient de sortir
aux éditions Christian Bourgois.
Enrique VILA-MATAS est né à Barcelone en mars 1948. Son oeuvre a été presque dans sa totalité publiée chez Christian Bourgois Editeur : Abrégé d'histoire de la littérature portative, Suicides exemplaires, Enfants sans enfants, Bartleby et compagnie, le Mal de Montano, Paris ne finit jamais, Docteur Pasavento, Explorateurs de l'abîme, Journal volubile, Dublinesca, Perdre des théories, Impressions de Kassel, Marienbad électrique, Mac et son contretemps.
Elle a été traduite en 37 langues et couronnée par de nombreux prix littéraires : le prix Médicis étranger, le prix Rómulo Gallegos, le prix Rulfo, le prix Ennio Flaiano, le prix Elsa Morante, le prix Mondello, le prix Gregor von Rezzori, le prix Formentor, le prix national de Catalogne Chevalier de la Légion d'honneur en France, membre du convulsif Ordre des Chevaliers de Finnegans', fondateur de la Société de "Réfractaires à l'abrutissement
général" (Nantes), et recteur (inconnu) de l'Université inconnue de New York.
Divers ouvrages critiques ont été publiés sur son oeuvre ainsi qu'un livre
d'entretiens avec son traducteur français actuel.
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