C'était au lendemain de la guerre de 1870. Les douloureux événements de mai 1871 avaient ramené une fois de plus Corot dans le Nord. Il avait accepté l'ospitalité à Douai même; M. et Mme Alfred Robaut l'avaient gardé plus de deux mois sous leur toit. Dès lors, la vie du lithographe subit une orientation nouvelle. Adieu les pierres et les presses! Elles avaient servi naguère d'auxiliaires au crayon du copiste pour traduire et vulgariser quelques-uns des croquis magnifiques sortis, comme autant de fleurs éblouissantes, des cartons de Delacroix au jour de sa vente. Mais, à présent, le gendre de Dutilleux, l'héritier de sa religion artistique rêvait pour les deux figures qui la personnifiaient une apothéose magniifque,dépassant la sphère de ses travaux professionnels.
Au mois de mai 1847, Corot,que les amateurs n'avaient pas encore gâté bien qu'il eût atteint la cinquantaine, rentrant dans la demeure paternelle de Ville-d'Avray après un voyage d'étude, eut l'agréable surprise de trouver une lettre d'un inconnu, qui avait distingué sa peinture et qui demandait à se rendre acquéreur d'un de ses tableaux. Cet inconnu se nommait Constant Dutilleux. Modeste peintre de province, confiné dans une retraite laborieuse à Arras, où grandissait autour de lui une nombreuse famille, il n'en sortait que pour réchauffer son zèle au foyer parisien, qui crée l'émulation et fait jaillir la renommée. C'est là que germa dans son coeur le culte des deux hommes qui finirent par l'accaparer: Delacroix et Corot.
Charmante fantaisie des créateurs, qui vous expliquera et me dira pourquoi M. Corot, qui est un des talents les plus robustes, les plus virils et individuels, les plus poétiques, les plus charmants et les plus vrais de notre époque, est encore méconnu ? O profonde méchanceté, profonde sottise de la foule ! Qu'a-t-elle donc fait de ses yeux, de son âme, de sa délicatesse, pour se tromper à ce point?... Venez, Giorgione, venez défendre votre frère, et dites-nous la raison de ces ignorances. Serait-ce par hasard la même qui fait courir aux opéras de M. Clapisson les dilettanti qui trouvent Mozart vieillot, Weber abstrait, la symphonie avec chœurs de Beethoven diffuse ?
Cette apothéose aurait pour cadre un catalogue descriptif et détaillé de leurs innombrables productions. La destinée ayant clos déjà l'oeuvre d'Eugène Delacroix, ce fut celui-ci qui sollicita d'abord le soin pieux du travailleur. Pendant vingt ans, il chercha partout, nota et, ce qui surtout importe, reproduisit avec une fidélité exemplaire toutes les peintures et tous les dessins de l'artiste bien-aimé qu'il put rencontrer sur son chemin. Le livre ainsi composé, avec ses multiples et suggestives vignettes, est le résumé synthétique et vivant de toute la carrière du peintre; c'est le répertoire complet de son talent.
Les tableaux du maître, qui avaient attendu si longtemps la faveur du public, commencèrent,quand la source fut tarie, à exciter la convoitise des amateurs. La spéculation s'en mêla. Des galeries se formèrent, puis se dispersèrent sous le marteau du commissaire-priseur. M. Robaut fut là, suivant les expositions et les ventes. Sa compétence reconnue fit autorité. Marchands et acheteurs l'invoquèrent contre les faussaires, dont l'audacieuse industrie se développa avec la vogue du peintre. Tous les experts s'inclinèrent devant ses expertises.