Séduit malgré lui

- Vous avez l'air plutôt contente de la soirée.
- Je le suis. Il y a beaucoup de gens intéressants.
En réalité, elle était surtout ravie de se trouver détendue et relativement sûre d'elle au milieu d'une foule d'étrangers. Du bout des doigts, il repoussa une mèche sur son front.
- Intéressants, vraiment ? Je craignais que vous ne trouviez la soirée ennuyeuse.
- Pas du tout, répondit-elle en buvant une gorgée de champagne.
- Ainsi, vous aimez les réceptions ?
- Parfois. En tous cas, j'apprécie celle-ci, ainsi que d'avoir la chance de rencontrer vos associés.
Stephen lança un regard par-dessus son épaule, évaluant les murmures et les coups d'œil curieux autour d'eux.
- Ils vont parler de vous pendant des semaines dit-il.
Rebecca se contenta de rire, en observant la scène, remarquant l'éclat des bijoux, le miroitement de l'or, l'élégance des toilettes. Ainsi, c'était le grand monde, celui des riches et des puissants, de ceux qui connaissent fortune et succès.
- Je ne peux pas croire qu'ils aient si peu de choses auxquelles penser, répondit-elle en souriant.
Son regard glissa sur les invités, parcourut l'immense salle de bal de l'hôtel, avec ses murs couleur pêche et ivoire, ses parquets luisants, ses lourds chandeliers. Il y avait également de petites alcôves, avec des canapés confortables, pour accueillir les conversations privées. Dans d'énormes pots de cuivre, des plantes vertes gigantesques étaient disséminées un peu partout.
- Cette pièce est vraiment magnifique ! poursuivit-elle. C'est un très bel hôtel. Tout est si parfaitement géré et organisé. La résidence de Corfou est magnifique également...
- Merci.
Surprise, elle se tourna vers lui.
- Pourquoi ?
- Les deux sont à moi.
- Vous... Quoi ?
- J'en suis le propriétaire, dit-il en la guidant vers une table.
Lorsqu'il s'assit sur sa chaise, Rebecca ne s'était pas encore remise du choc. Ils étaient huit à leur table, y compris Dimitri Petropolis, qui avait discrètement inversé les cartes, avant le dîner, pour se retrouver à côté de la jeune femme.

- Non, dit-elle, personne ne m'a blessée. Les yeux clos, elle se laissa flotter, se sentant étrangement rassurée par ce contact, protégée, portée aux confidences.
- Lorsque mes parents sont morts, reprit-elle d'une voix hésitante, ça m'a fait mal. Si mal, que je me suis repliée sur moi-même, retirée de la vie, d'une certaine façon. Je croyais très important de me montrer adulte et responsable, même si j'étais encore loin de l'être.
C'était curieux, mais elle n'avait commencé à en prendre conscience qu'au moment où elle avait renoncé à afficher cette responsabilité obsessionnelle. Plus étrange encore, elle pouvait l'expliquer à Stephen très simplement alors qu'elle venait à peine de le comprendre elle-même.
- Ma tante Jeannie était une femme généreuse et attentionnée. Elle m'aimait beaucoup, mais elle avait oublié ce que c'est que d'être une jeune fille, à supposer qu'elle l'ait jamais su. Brusquement, je me suis aperçue que j'avais gâché ma jeunesse, privée de ces sottises, ces coups de cœur, ces impulsions auxquels tout le monde a droit au moins une fois dans sa vie. Alors, j'ai décidé de rattraper le temps perdu.
Les cheveux de la jeune femme flottaient au gré de la houle paresseuse, ses yeux étaient toujours clos, et les lignes de son visage semblaient polies par l'eau, comme un marbre. Elle n'était pas vraiment belle, songea Stephen, pas dans le sens classique du mot, mais elle était fascinante, déroutante, dans son allure et dans sa façon de réagir et de penser. Et plus encore dans la spontanéité désarmante avec laquelle elle prenait la vie à bras-le-corps comme si elle ne voulait pas en perdre une miette.

- Levez l'ancre quand vous serez prêt, dit Stephen en prenant Rebecca par le bras. Je vous emmène faire le tour du propriétaire ?
- Oh, oui..., répondit-elle, luttant de toutes ses forces pour s'empêcher de sortir son appareil de son sac. Je voudrais tout voir ...
Stephen la conduisit sous le pont pour visiter les cabines spacieuses et confortables, avec lits profonds et salles de bains attenantes. Sa remarque précédente sur le fait de vivre à bord avait été impulsive, mais elle comprenait maintenant que c'était parfaitement possible. Au-dessus, au niveau du pont, il y avait une pièce carrée entièrement vitrée, meublée comme un salon, d'où l'on pouvait admirer la mer à l'abri du soleil ou du gros temps.
Rebecca savait que certaines personnes torturées vivaient ainsi. Une partie de son travail consistait d'ailleurs à s'efforcer d'alléger leurs feuilles d'impôts. Mais entre aligner des chiffres dans des colonnes et voir ce qu'il en était exactement, il y avait un monde.
Une ambiance feutrée et masculine régnait dans le salon principal comme dans le bateau tout entier - cuir, bois poli, tapis et tapisseries dans des tons gris, bordeaux, blancs. Il y avait des étagères couvertes de livres, un bar généreusement approvisionné, et un système élaboré de stéréo.
- Tout le confort d'une vraie maison murmura Rebecca.

Il ne lui était jamais venu à l'esprit qu'il pourrait être attiré par la compétence comme par la beauté. Elle marmonna quelque chose, puis rejeta ses cheveux en arrière d'un geste impatient. Ils retombèrent souplement autour de son visage, rideau d'ébène lisse tiré sur les secrets d'une personnalité déconcertante. Mais attachante. Et troublante. Stephen sentit sa tension artérielle monter dangereusement.
Seigneur ! Il avait envie d'elle. Elle n'avait pourtant rien fait pour le mettre dans cet état. Il ne pouvait l'accuser de le provoquer, ou de l'aguicher, et pourtant...

Etait-ce simplement la coiffure, gonflée, bouclée, et balayée souplement autour de son visage ? Ou la robe, peut-être, un drapé de crêpe de soie, fluide et scintillant, d'un ton aigue-marine à peine plus soutenu que ses yeux, qui dénudait sa gorge et ses épaules ? Non, il y avait plus que cela, plus que le maquillage et la robe du soir.
C'était dans ses yeux. Comment aurait-elle pu ne pas le voir ? Comment chacun ce soir pourrait-il l'ignorer ? La femme qui la regardait dans le miroir était une femme amoureuse, irradiant la plénitude, la sensualité, la lumière, comme si une lampe magique et mystérieuse s'était allumée au fond de son âme.
Que devait-elle faire ? Elle avait assez de bon sens pour savoir qu'on ne triche pas avec la réalité et pour accepter que certaines choses ne changent jamais. Alors, serait-elle assez hardie, assez forte afin de prendre ce dont elle avait envie et en assumer ensuite les conséquences ?
En entendant frapper à la porte, Rebecca prit une profonde inspiration. Elle ne devait plus penser, plus réfléchir, plus analyser. Saisissant le minuscule sac du soir assorti à sa robe, elle alla ouvrir.