Le fils Chanteuille guetta l'occasion de tenir sa parole. Il était de ceux qui mettent toujours les apparences pour eux, de ceux auxquels on n'a jamais rien à reprocher, sinon des arrières pensées qu'aucun œil ne peut lire derrière le front, des machinations tellement habiles que personne n'en découvre la trame. Sa figure chafouine n'exprimait que ce qu'elle voulait : même quand il méditait un mauvais coup, il excellait à prendre un air bonasse qui gagnait d'emblée la confiance des gens qui ne le connaissaient pas. Du reste, il combinait ses intrigues avec sa femme, qui avait un vrai génie pour ces choses-là; et il les exécutait ponctuellement, merveilleux de sang-froid, bardé de fausse bonhomie, sans jamais trahir son jeu par quelque coup de boutoir imprévu. Ses parents seuls le devinaient; les autres le tenaient pour un finaud, pour un menteur, mais sans jamais le prendre sur le fait; en sorte que, bien qu'ils se méfiassent, ils se laissaient presque toujours rouler par lui.
Chapitre VIII
La fillette, tout heureuse de détendre ses dix-sept ans dans une bonne course à travers le paysage où l'automne mettait ses belles teintes de cuivre, de rouille et de pourpre, aurait bien voulu bavarder. Mais le père, pensif, ne répondait que par des monosyllabes. En écoutant les sonnailles des vaches à travers les champs, en suivant des yeux la fumée d'un feu de broussailles dans lequel des gamins, en gardant leurs bêtes, faisaient cuire des pommes de terre, elle trouvait l'air savoureux, la contrée agréable, le ciel souriant.Lui, sans rien regarder, il évoquait ses souvenirs ou méditait sur sa destinée : hélas ! depuis vingt-deux ans, les mêmes efforts aboutissaient aux mêmes désastres, les mêmes soucis, les mêmes peines revenaient périodiquement, avec l'implacable régularité des saisons ! Ainsi les écureuils prisonniers tournent dans leur roue, en s'usant les pattes contre les barreaux ; encore, comme ils sont des bêtes, peuvent-ils se figurer que ça changera et qu'un dernier tour leur rendra la liberté des forêts; tandis qu'un homme, averti par l'expérience, n'a plus cette illusion là !
Chapitre III
— Pourquoi le bon Dieu ne ne m'a-t-il pas donné un petit acompte dans celui-là? dit-il avec ce sourire amer qui depuis quelque temps tordait sa bouelie dans sa grande barbe grise. . . Je ne demandais pas grand'chose : du travail, et de quoi nourrir mes enfants... en leur laissant après moi ce que nous avons toujours eu... Mais non ! C'est allé de mal en pis, depuis le commencement!... Déjà du vivant de ma pauvre femme, ça se gâtait... On était plus jeune, on n'y faisait pas trop attention... Et après, si elle nous a vus de là-haut !...
— Oui, fit la grande Maria, il se passe bien des choses qui nous étonnent, ici-bas... On n'y comprend pas tout, c'est clair!... Pourtant, ça n'empêche rien : le bon Dieu est le bon Dieu et il faut garder sa confiance !
Chapitre XII
Henrielte attendait son père, adossée au parapet, les deux jumeaux cramponnés à ses jupes, ses minces épaules serrées dans un châle de laine brune, son éternel tricotage aux mains. Bertigny s'attendrit en l'apercevant . Ah ! la brave fille, la vraie fille de sa mère, qui prenait sa part de tous les charges, travaillait plus qu'une servante, se dévouait aux siens tout entière, sans songer à sa jeunesse ! Si jolie, avec ses bons yeux doux, son teint de demoiselle, le gracieux dessin de son visage et de sa bouche sérieuse, elle n'avait pas plus de coquetterie que d'égoïsme — avertie d'ailleurs par l'aventure d'Anaïs et savoir tenir à distance les garçons.
Chapitre VII
Vue du dehors, la vieille maison gardait cet aspect réservé qu'ont les demeures des hommes, si discrètes sur les drames qu'elles recèlent, parlant à peine par les lézardes de leurs murs, par le délabrement de leur toit, ou par cet air désolé qui donne parfois tant d'éloquence au mutisme des choses. A peine semblait-elle plus triste qu'à l'ordinaire, et le jardin, qui la complétait si joliment, souriait comme la veille aux souffles printaniers. Mais en dedans, quelles désolations! Il n'y restait presque rien — juste ce que la loi, qui ne veut pas que personne meure de misère, déclare insaisissable : les meubles strictement nécessaires, des vêtements, quelques ustensiles de ménage, un peu de vaisselle, la grande Bible à couverture noire et les psautiers, les denrées alimentaires et les combustibles nécessaires au débiteur et à sa famille pendant deux mois », la provision d'un mois de litière et de fourrage pour les trois chèvres. Partout, les gros souliers des vendeurs avaient secoué leur poussière; leurs mains brutales avaient arraché des clous, bousculé les quelques objets que la loi sauvait de leurs griffes. Dans la cuisine, le tas des ferrailles et des chiffons invendus obstruait le passage; dans la chambre, le papier déchiré des murailles pendait par lambeaux, comme la peau d'un écorché.
Chapitre XII