Longtemps la France s'est enorgueillie de ce que ses anciennes colonies n'avaient jamais connu les guerres civiles qui ont ensanglanté le Rwanda, le Zaïre, la Somalie ou le Sud-Soudan. Cela n'est plus possible depuis que le général Robert Gueï a mis « le feu au pré carré » en renversant le président Henri Konan Bédié.
Dans ce livre écrit début 2004,
Judith Rueff, journaliste à Libération, relatait comment la
Côte d'Ivoire, fille aînée de la Françafrique, a sombré. Ce pays avait connu, pendant quarante années, paix et prospérité grâce à Félix Houphouët-Boigny. Mais cet ordre fragile reposait entièrement sur l'autorité et l'intelligence du « Sage » et n'allait pas survivre à sa disparition le 7 décembre 1993. Pour fonder la légitimité qu'il n'a pas, Henri Konan Bédié, un Baoulé, comme Houphouët, se replie sur son clan. Au nom de « l'ivoirité », il renvoie Alassane Ouattara, un musulman dioula, né en
Côte d'Ivoire mais élevé au Burkina. Tel n'est pas la cause de son renversement par un coup d'Etat militaire le 23 décembre 1999. Si Robert Gueï prend le pouvoir, c'est à l'initiative d'une poignée de sous-officiers mal payés. Mais les thèses de l'ivoirité vont faire long feu, bientôt reprises par le général-président durant la campagne électorale d'octobre 2000 et par
Laurent Gbagbo qui en sortira vainqueur à la faveur de l'invalidation de la candidature de Alassane Ouattara. Et la préférence ethnique que le nouveau président mettra en oeuvre est pour beaucoup dans le coup d'Etat du 19 septembre 2002 qui coupera le pays en deux.
Judith Rueff ne se contente pas de raconter, avec beaucoup de vie, cette histoire tumultueuse. Elle l'analyse d'un point de vue franco-africain. Qu'il s'agisse du « rang de la France » sur la scène internationale, de nos intérêts économiques ou de la présence de plus de vingt mille expatriés, la France est condamnée en
Côte d'Ivoire à une « impossible neutralité » (p. 68). En décembre 1999, elle adopte une position non-interventionniste, marque de fabrique de la politique africaine de
Lionel Jospin, déjà mise en oeuvre avec moins de retentissement en Centrafrique et au Congo-Brazzaville dès 1997. « La France n'est plus le gendarme de l'Afrique. Elle admet implicitement qu'elle n'a plus les moyens ni la volonté d'une politique d'influence directe. » (p. 70). Mais la guerre civile qui éclate en septembre 2002 oblige la France à intervenir. Alors même que le tandem Chirac-Villepin ne porte pas dans son coeur le bouillonnant et socialiste président ivoirien, la France non sans paradoxe négociera les accords de Linas-Marcoussis en janvier 2003 et montera l'opération Licorne pour défendre son régime.
En 2004, si la paix est rétablie, elle est bien fragile. le pays est coupé en deux. le gouvernement d'union nationale prévu par les accords de Linas-Marcoussis n'a pas vu le jour. L'ivoirité et la francophobie sont des pulsions encouragées par le régime. En témoigne l'assassinat de Jean Hélène en octobre 2003. La Côte d'Ivoire ne semble pas prête de retrouver rapidement le chemin de la concorde. Et la France, dont le départ des troupes marquerait probablement la reprise des combats, est embourbée dans un conflit qu'elle n'a pas voulu.