Plus qu'une fable, un monde fascinant à découvrir.
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Cicely avait depuis longtemps défini sa philosophie complète de l’existence et s’était attachée avec détermination à la mettre en pratique. « Quand l’amour est mort l’amoureux lui-même le comprend si mal, » se dit-elle, citant l’un de ses poètes préférés ; puis elle en transposa la maxime ainsi : « Tant que la vie nous accompagne le matérialiste lui-même la comprend si mal. » La plupart de ses connaissances se donnaient une peine infinie et prenaient mille précautions pour préserver et prolonger leurs vies tout en gardant intactes leurs aptitudes à la jouissance ; rares, fort rares étaient ceux qui semblaient faire un effort d’intelligence pour comprendre ce qu’ils désiraient vraiment en matière de plaisir de vivre, ou pour vérifier quels étaient les meilleurs moyens de satisfaire ces besoins. Encore plus rares ceux qui mobilisaient toute leur énergie dans le but unique et absolu d’obtenir ce qu’ils voulaient, et dans la plus grande mesure. Son mode de vie n’était pas entièrement égoïste ; personne n’eût pu comprendre ce qu’elle voulait aussi bien qu’elle, aussi pensait-elle être la plus propre à poursuivre ses fins comme à pourvoir à ses besoins. Se reposer sur la sollicitude et les actes d’autrui signifiait qu’on devait se montrer perpétuellement reconnaissant d’une quantité de services aussi bien intentionnés que peu satisfaisants. Il en allait comme de la bibliothèque offerte par un mécène à telle communauté quand celle-ci se fût contentée de la gratuité du droit de pêche ou d’un tramway à tarif réduit. Cicely étudiait ses propres caprices et ses vœux, expérimentait la meilleure méthode de les réaliser, comparait les résultats accumulés de ses expériences et arrivait peu à peu à former une idée très claire de ce qu’elle voulait tirer de l’existence et de la meilleure manière d’y arriver. Par nature, ce n’était pas une âme repliée sur elle-même — elle ne commettait donc pas l’erreur de croire qu’on peut vivre avec grâce et succès sur une planète encombrée sans se soucier des êtres humains gravitant autour de soi. Instinctivement, elle se montrait beaucoup plus soucieuse d’autrui que bien des gens se vouant à l’altruisme avec une sincérité n’ayant d’égale que son invisibilité. Au surplus, elle gardait en réserve une arme redoutablement efficace quand on s’en sert avec franchise et discernement — elle savait quand avoir l’air d’une oie blanche.
Cicely Yeovil, assise dans un fauteuil bas et pivotant, regardait alternativement son reflet dans un miroir et l’autre personne présente dans la pièce. Les deux spectacles l’emplissaient d’une satisfaction évidente. Sans être fate, elle savait apprécier la beauté, chez elle ou chez autrui, et l’image qu’elle voyait dans la glace, tout comme le jeune homme assis au piano, se seraient honorablement tirés d’un examen critique plus sévère. Il se peut qu’elle regardât plus longtemps et avec plus de plaisir le pianiste que son reflet ; sa beauté était un bien inné, qui l’avait accompagnée à peu près toute sa vie, au lieu que Ronnie Storre était une acquisition relativement récente, découverte et accomplie à son initiative, choisie par son propre bon goût. Le Destin lui avait donné d’adorables cils et un excellent profil. Ronnie était une gâterie qu’elle s’était permise.
LA CHRONIQUE DE GÉRARD COLLARD - LE PARLEMENT INFERNAL