Inquiétant roman-mosaïque condensé d'une ville fictive, parcours tendre, cruel et poétique parmi des gens ordinaires qui ne le sont bien entendu pas tant que ça, une réussite rare et impressionnante.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/20/note-de-lecture-
villebasse-anna-de-sandre/
On connaissait jusqu'ici
Anna de Sandre pour son blog d'expérimentation langagière et conceptuelle, pour sa poésie et ses nouvelles, dont un superbe échantillon nous était offert en 2014 dans «
le parapluie rouge » et, pour certains d'entre nous, pour ses albums jeunesse sous le pseudonyme d'
Anne Pym. Et puis vint «
Villebasse », en cet automne 2021, à
La Manufacture de Livres. Un premier roman détonant, situé simultanément hors du temps qui passe et au beau milieu des forces centrifuges du contemporain.
Dans cette petite ville occitane fictive (mais peut-être pas inventée de toutes pièces), comme figée ou assoupie mais bouillonnant pourtant de forces telluriques de prime abord invisibles, on croisera au fil d'une intrigue en forme de redoutable mosaïque des personnages simultanément ordinaires et mystérieux, comme des voisins et connaissances distantes dont on ne connaît jamais que quelques facettes apparentes et éventuellement changeantes. Brutalisant soudainement la torpeur ambiante et l'inexorabilité qui caractérisent le lieu, un viol, un décès et l'arrivée subreptice d'un chien ô combien étrange – à moins qu'il ne soit que la projection astrale des envies et des doutes de certains citadins – vont mettre le feu aux poudres, ou plutôt, peut-être, allumer une série de mèches lentes dont on ne découvrira que trop tard à quels barils explosifs elles étaient reliées.
Il faut beaucoup de talent pour donner ainsi vie authentique à une ville fictive et pour parvenir à lui donner une telle stature de personnage à part entière, surtout sans abattre d'emblée toutes ses cartes. L'aura du «
Jérusalem » d'
Alan Moore et de sa monstrueuse investigation poétique, fort justement revendiquée par l'autrice, irrigue ces (seulement) 200 pages, en sus des résonances avec de somptueuses mises en roman d'un habitat capable de véritable emprise, telles la «
Bruges-la-Morte » de
Georges Rodenbach, la Riemech de
Jérôme Lafargue («
L'ami Butler »), voire le lotissement Grand Siècle ou les hauts de Ligurie de
Fanny Taillandier.
Pour tangenter l'inquiétude baroque et sinistre des « Saisons » de
Maurice Pons ou un sentiment de fantasy urbaine digne des meilleurs (et des plus discrets) scénarios du « Shadowrun » de FASA ou de la série télévisée « Grimm » de
David Greenwalt et Jim Kouf, pour apprivoiser et transposer, sans jamais la désigner sans ambiguïtés, la possibilité de la sorcellerie dans le bocage chère à
Jeanne Favret-Saada comme à
Maurice Fourré («
La marraine du sel », 1955), pour révéler systématiquement aussi les minables garous qui peuvent somnoler en chacune et chacun, ou pour conduire au long cours une formidable accumulation de potentiel en attendant que lâchent les digues, il faut un méticuleux travail sur l'écriture elle-même, une infusion poétique délibérée où la précision technique du vocabulaire baigné d'humour intérieur, comme chez
Céline Minard, et la juxtaposition soigneuse de l'ultramoderne et du légèrement, volontairement, suranné, comme chez
Nicolas Rozier, ouvrent l'espace nécessaire à une véritable création. Et c'est ainsi que l'on obtient un roman rare et mystérieux, dense et ramifié, tendrement poétique et joliment cruel.
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