Les massacres et les destructions commis par l'Etat Islamique (ou "Daesh") à Palmyre ont soulevé une émotion considérable en Occident, à l'occasion de laquelle le grand historien Paul Veyne publia un livre qui traîne sur toutes les tables de libraires, "Palmyre, l'irremplaçable trésor". Paul Veyne nous a donné des ouvrages admirables, comme "L'empire gréco-romain", mais il est aussi tombé dans des panneaux qu'un peu de prudence lui aurait permis d'éviter, comme avec René Char ("René Char en ses poèmes") ou avec Palmyre. C'est pourquoi les époux Sartre (Annie et Maurice Sartre) publient cet ouvrage de 29 brefs chapitres, où ils rétablissent la vérité des faits, rappellent ce que la documentation nous enseigne, corrigent les erreurs et négligences de Paul Veyne, qui a écrit trop vite son livre à succès, où il voit en Pamyre une cité organisée en tribus à la mode arabe (malgré toutes les preuves du contraire), lui invente une organisation centralisée de "princes-marchands" que tout dément, se trompe sur la citoyenneté romaine des habitants, la confond avec une oligarchie marchande à la façon des cités italiennes, la dote de remparts qui ne furent construits que trente ans après la guerre avec Aurélien, et malgré toutes les inscriptions dédicatoires, dit ignorer qui finança les splendides monuments de la ville. Deux énormités surprennent encore plus : il affirme qu'aucun dieu grec ou romain n'était adoré à Palmyre (alors que dans l'antiquité, la pratique des équivalences entre dieux était constante - Baal = Zeus = Amon = Jupiter) et fait de Zénobie une princesse de Palmyre, Palmyre qui n'était pas une principauté et ne fut jamais gouvernée par des princes ou des rois.
Ces errements d'un grand historien consternent peut-être plus que les autres sottises que les auteurs relèvent et démentent, dues à la plume d'un général syrien qui se pique d'histoire, Mustafa Tlass. Ce dernier voit des Arabes partout, fait de Zénobie le chef de file d'une révolte contre le "colonialisme romain", en somme plaque sur l'histoire de Palmyre les slogans du parti Baath au pouvoir avec la famille Assad. Celle-ci ne sort pas grandie de ce livre, car ses armées, avant celles de l'Etat Islamique, ont commencé à dévaster la ville avant qu'elle ne tombe aux mains du Califat barbare. Les derniers chapitres, en dressant le tableau du niveau de culture et d'éducation d'un pays arabe oriental, expliquent la stérilité intellectuelle chronique de cette partie du monde en tous les domaines, mais surtout dans celui de l'histoire et de la connaissance de tout ce qui précède l'islam.
Ce livre consternant remet la vérité à l'honneur, mais montre sans concession l'imbécillité à l'oeuvre partout, chez les fanatiques du califat, les tortionnaires syriens, les journalistes occidentaux, et même certains esprits de chez nous dont la tête s'égare. C'est un livre à lire d'urgence, même s'il donne un coup au moral. On voit encore une fois, avec Paul Veyne, que plus un ouvrage recueille de faveur médiatique et de célébrité, moins il a de valeur. L'instinct journalistique pour la nullité est infaillible.
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Les dieux sont plutôt familiers, et bien présents parmi les hommes. Les dieux de la Syrie et ceux de Palmyre en particulier faisaient volontiers des dédicaces en l'honneur de tel ou tel fidèle remarquable, notamment lorsqu'il s'était montré généreux envers la divinité. On peut en donner un exemple : une dédicace datée de février 64 et provenant du sanctuaire d'Allat consacre la statue d'un certain Shalamallat par la déesse elle-même et les Benè Ma'zin, la tribu associée à ce sanctuaire, "parce qu'il a entrepris de construire et a fait des offrandes". Cette pratique devait être difficile à comprendre pour les Grecs, et un autre texte, provenant du sanctuaire de Nabû, traduit bien cet embarras. En effet, si le texte araméen se déploie comme dans le texte que l'on vient de mentionner, précisant que les déesses Herta et Nanaï et le dieu Rasaf, ensemble avec leurs prêtres, ont dédié la statue d'un certain Ogeilû, la version grecque en revanche édulcore. Dans cette version, c'est sur l'ordre des divinités ... que les prêtres ont érigé la statue ... Le résultat est certes le même, mais le sens diffère néanmoins quelque peu et rend les dieux moins proches des fidèles.
p. 122
C'est en effet à partir de leurs copies et celles de Halifax que l'abbé français Jean-Jacques Barthélémy et l'Anglais John Swinton parvinrent simultanément, en 1754, à déchiffrer des correspondances entre les alphabets hébraïque et grec et à déchiffrer la langue, qui, à Palmyre, accompagne parfois le grec sur un même support. Ils montrèrent que le palmyrénien était une variante de l'araméen et appartenait au groupe des langues sémitiques occidentales, comme le phénicien ou l'arabe (sic)... Ce sont à ce jour plus de trois mille quatre cents inscriptions qui, toutes langues confondues, ont été relevées à Palmyre, parmi lesquelles celles en araméen forment 80% du total.
p. 202
(Note du lecteur : l'arabe est ordinairement classé parmi les langues sud-sémitiques, pas sémitiques occidentales).
L'affirmation de M. Tlass (sur l'arabité des habitants de Palmyre) reflète d'abord une obsession ultranationaliste qui n'a rien à voir avec la réalité de l'histoire. Surtout, elle dénote, chez lui comme chez tous les nationalistes extrêmes, une conception figée de l'histoire. Pour eux, il semble aller de soi que les Arabes d'aujourd'hui (pour Tlass, tous les Syriens à l'exception des Kurdes) descendent des Arabes d'autrefois. C'est aussi vraisemblable que d'affirmer que les Français du XXI°s sont les descendants directs des Gaulois ou des Francs d'hier ! D'autant que lorsque l'on parle d'Arabes dans l'antiquité gréco-romaine, il y a une ambigüité que ne soupçonne pas M. Tlass. Les auteurs grecs (et latins à leur suite) nomment en effet "Arabes", on l'a vu, tout peuple nomade, quelle que soit son origine ethnique. De fait, beaucoup sont arabes, mais d'autres sont araméens, voire parthes ou perses. Pour les Grecs, l'appellation "Arabes" est donc synonyme de nomades, mais aussi de brigands et de pasteurs.
p. 24
Faire de Zénobie la souveraine d'un "royaume palmyrénien" ou d'un empire "gréco-oriental" revient à la dévaloriser singulièrement, elle qui vise l'empire de Rome tout entier. Quant à l'héroïne nationaliste qu'ont voulu créer de toutes pièces des idéologues syriens dépourvus de tout sens critique et de toute culture historique, elle n'a jamais existé ailleurs que dans l'imaginaire d'esprit qui confondent l'Empire romain avec l'empire colonial français, ne conçoivent pas qu'un notable syrien soit aussi sénateur romain et transposent sans sourciller les réalités et les concepts du XX°s dans un monde qui les ignorait. Peut-être devraient-ils se demander si l'on a déjà vu le chef d'un mouvement réclamant la libération de son pays prendre le titre officiel du maître qui l'opprime.
p. 167
Rien ne témoigne d'une quelconque opposition entre Grecs et Araméens : dans la Syrie romaine du milieu du III°s, les deux cultures cohabitent sans que jamais l'on cherche à les opposer l'une à l'autre. Cela paraît naturel à beaucoup de gens d'être bilingues, et ceux qui ne le sont pas trouvent sans peine des traducteurs, notamment dans les églises pour les homélies prononcées en grec. Opposer une église indigène à une église des Grecs paraît donc absurde.
p. 173
[PODCAST] Au théâtre, le crime politique trouve son illustration dans la tragédie. de l'antiquité jusqu'à nos jours, les mises en scènes successives dotent les drames d'antan d'un sens nouveau.
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Modérateurs :
Sylvain BELLENGER, historien de l'art, alors directeur du château et conservateur des musées De Blois
Maurice SARTRE, professeur d'Histoire ancienne à l'université de Tours.
Participant·e·s :
Gérard FONTAINE, philosophe spécialiste d'esthétique et d'opéra
Gildas LE BOTERF, alors directeur de la Scène nationale de la Halle aux grains
Claude MOSSÉ, historienne spécialiste de la cité grecque à l'âge classique
Anne UBERSFELD, historienne du théâtre
Débat issue de la première édition des Rendez-vous de l'histoire, en 1998, sur le thème "Crime et Pouvoir".
© Sylvain Bellenger, Gérard Fontaine, Gildas le Boterf, Claude Mossé, Maurice Sartre, Anne Ubersfeld, 1998.
Nous cherchons à entrer en contact avec les ayants droit de Gildas le Boterf, Claude Mossé et Anne Ubersfeld : écrivez-nous à l'adresse archives@rdv-histoire.com si vous avez des informations.
Voix du générique : Michel Hagnerelle (2006), Michaelle Jean (2016), Michelle Perrot (2002) https://rdv-histoire.com/
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