Reine sort d'une nuit sans sommeil, une nuit d'épouvante, avec une terrible question : a-t-elle mis fin à la vie de ses enfants? Cette jeune femme de trente-cinq ans, orpheline et qui a été élevée par sa grand-mère communiste, est perdue depuis qu'une succession de malheurs l'a frappée, il y a d'abord eu la perte de son travail suivie d'un chômage de trois ans puis le départ de son mari. Ses mains sont devenues inutiles depuis qu'elle ne peut plus mettre à profit son don de couturière, son métier est en voie de disparition depuis l'invasion de produits fabriqués en Chine, en Corée ou au Maghreb. Fort heureusement, ses trois enfants, qu'elle voit comme un "monstre à trois têtes", descendent de leur chambre et la rejoignent bientôt dans la cuisine, l'aîné n'a pas encore dix ans.
Après cette nuit de cauchemar, un premier miracle se produit quand Reine trouve une mobylette bleue en rangeant son jardin qui était devenu une décharge de ferrailleur, cette mobylette va changer sa vie car elle va pouvoir accéder à un travail qu'elle avait été contrainte de refuser faute de moyen de locomotion. Il s'agit d'un travail nécessitant propreté et gentillesse, un métier idéal pour elle qui a une grande connaissance des morts et des ancêtres, elle est issue d'une lignée de femmes enterrées au cimetière dont elle entretient le souvenir "Elle parle avec ses endormies" : elle devient thanatopractrice. Son patron découvre rapidement qu'elle n'est pas qu'une simple employée mais une vraie artiste qui a à coeur d'offrir aux familles la plus belle image possible de leur défunt.
Un deuxième miracle survient quand, à la faveur d'une panne de sa mobylette, Reine rencontre Jorgen, un camionneur néerlandais dans le regard duquel elle devient une femme alors qu'elle n'a jamais été qu'une enfant puis une mère. Ce bel homme blond la voit comme un tableau qu'il pourrait intituler "
Femme à la mobylette". Mais bientôt le retour au réel attend Reine...
En fin de récit
Jean-Luc Seigle nous offre un journal de voyage "A la recherche du sixième continent" qui apporte une autre dimension à ce roman en lui conférant une part autobiographique, on découvre tout ce que l'auteur a mis de lui dans le récit de Reine. Dans ce journal d'un séjour à New-York,
Jean-Luc Seigle évoque sa visite à Ellis Island, "bâtiment prévu pour recevoir et sélectionner les immigrés" qui fait écho à la situation actuelle des migrants "L'économie se mondialise et curieusement les pays se rétrécissent et se ferment au lieu de s'ouvrir. C'est un contresens de ces temps dits modernes", "Le pays né de l'immigration ferme ses portes aux immigrés. L'Amérique est devenue un pays aussi replié sur lui-même que les autres". Cette situation des migrants rejoint celle des pauvres comme Reine, "Aucun échappatoire possible pour les migrants comme pour les pauvres", les pauvres ne peuvent même plus entretenir le rêve d'un départ pour construire un nouveau monde, il n'y a plus de rêve possible pour ceux qui sont dans le cycle infernal de la pauvreté.
Jean-Luc Seigle brosse le portrait d'une femme très fragile, une laissée pour compte que j'ai trouvée très émouvante dans son désir de se redonner une certaine élégance pour décrocher un travail alors qu'elle se laissait physiquement aller depuis des années. Une femme pour qui le simple regard d'un homme dont elle tombe amoureuse ravive une confiance en elle mise à mal par la vie. La psychologie des personnages est très fouillée, je n'oublierai pas le regard d'Igor sur sa mère lui qui est le seul à sentir venir ses crises, lui qui est un peu le miroir de Reine.
Jean-Luc Seigle a le don de mettre en scène des personnages poignants pour qui j'éprouve immédiatement de l'empathie et de nous offrir des histoires très fortes dans lesquelles il dénonce bien des injustices.
Le journal de voyage ajouté au récit dans lequel le propos de
Jean-Luc Seigle devient plus engagé, confère à ce roman une dimension universelle, "Si on ne fait rien pour développer ces richesses que les migrants, comme les pauvres de chez nous, portent en eux, ils mourront en emportant dans leurs tombes tous les gratte-ciel qu'ils auraient pu construire". Un roman bouleversant, juste et délicat qui se conclut en manifeste politique.
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