L'homme a-t-il existé ou n'est-il qu'un mythe présent dans la mémoire des Chiens grâce à cette poignée de contes parvenus jusqu'à aujourd'hui (an 12 000) ? (Notez : homme et Chiens.)
Et, plus important encore, faut-il considérer cette survivance comme miraculeuse ou comme funeste ?
Tel est le cadre de ce roman pour le moins surprenant, grand classique de la SF que je découvre avec bonheur.
Oui, j'ai été enchanté par cette lecture. le style est vieillot (j'ai l'édition J'ai lu de 1994). Bien vieillot même, mais je l'ai trouvé parfait !
Clifford D. Simak possède cette écriture qui me plait tant chez nombre d'auteurs du siècle dernier : simple mais soignée, précise, élégante.
Le livre se compose de huit contes. Les Chiens historiens ne disent pas s'il y en a d'autres, mais on sait que très peu ont survécu. L'originalité, vous l'avez deviné, réside dans le fait que ces contes sont appréhendés du point de vue de ces mystérieux Chiens. D'ailleurs, chaque conte est accompagné de « notes » en préambule, sortes d'analyses de texte auxquelles se sont prêtés les plus éminents représentants de la race canine. Ces courtes explications sont un pur régal, tant pour leur style propre que pour la mise en relief. J'ai personnellement choisi de les lire seulement après chaque conte : ainsi on évite de se faire spoiler par ces académiciens pompeux, et on comprend mieux ce qu'ils veulent dire.
Alors, que racontent ces contes ?
Eh, bien, il y est question de Chiens (un peu mais pas tant que ça), et surtout des hommes, mais aussi de mutants et de robots, d'animaux et d'extra-terrestres.
Plutôt que des contes, il s'agit de petites fables relativement autonomes.
L'ensemble aurait pu manquer de cohésion, de liant, mais justement l'auteur a su éviter cet écueil.
Tout d'abord, les huit contes sont équilibrés et suivent un déroulement chronologique strict : le premier se déroule dans un très proche futur au moment où paraît le livre, et les suivants se consacrent aux générations d'après, avec des sauts de plus en plus importants.
Ensuite, il y a de nombreux fils conducteurs qui traversent ces époques :
- Les Websters sont une lignée d'humains qui vont laisser leur marque dans l'Histoire. Ainsi, dans chaque conte on retrouve un Webster à l'oeuvre.
- Jenkins est le personnage central de ce roman. Domestique au service des Websters, sa nature de robot lui permet de traverser les âges sans vieillir.
- Personnage secondaire, Joe le mutant (un humain mystérieux et asocial) s'avère lui aussi vieillir très lentement.
- Plusieurs thèmes se succèdent, mais la plupart sont récurrents, et les motivations des acteurs se poursuivent d'un conte à l'autre, notamment du fait des souvenirs de Jenkins, mais aussi de la nature profondément mélancolique et nostalgique des Websters, qui se tournent naturellement vers leurs ancêtres et leurs accomplissements.
Tous ces éléments réunis facilitent énormément la lecture et réussissent à faire émerger une intrigue (du moins un plan, une quête) qui traverse ces âges.
Mais qu'est-ce que ça raconte ???
Au risque de décevoir, je dirais qu'il ne faut pas chercher de grandes aventures, de grands exploits dans ces contes. On y trouvera quantité de scènes plutôt ordinaires, mais jamais ennuyeuses car toujours contées sous la plume experte de
Simak, avec un oeil tantôt mélancolique, tantôt espiègle, parfois glaçant, souvent juste. On lit en quatrième de couverture que «
Simak est un fils de fermiers, ayant toujours gardé un goût profond pour la nature ». Cela se voit à la couleur de son texte, la couleur bucolique, si elle devait exister.
À défaut d'intrigues prenantes, ce sont les thèmes et la réflexion qui sont mis en avant. Car il faudrait avoir une lecture bien terre à terre pour ne pas voir derrière ces fables un véritable essai philosophique. Et je ne parle pas de la fameuse philosophie de Juwain le martien qui joue un rôle dramatique important dans l'histoire. Je parle de toutes ces questions fondamentales qu'étudie la philosophie : le rapport à l'autre et la différence, la vie en société, le meurtre et la guerre, la notion de race humaine (au sens espèce), son avenir.
L'auteur excelle à illustrer ces grandes idées dans des scènes simples avec des personnages tout aussi simples, dans un réalisme frappant.
Ce qui m'a plu surtout est son approche en nuances : si certains traits transparaissent assez rapidement comme sa vision très nostalgique et bucolique, de nombreux thèmes sont envisagés à la fois positivement et négativement. Ainsi, la vie en cité abrutit et offre une cible facile pour les attaques, mais la vie rurale pousse à l'isolement et le repli sur soi. L'individualisme (les mutants) permet d'échapper à l'aliénation par le groupe, mais favorise l'égoïsme, l'indifférence. La quête du bonheur (le paradis) peut très bien devenir l'idéal de l'homme, et en même temps signifier sa fin. Et enfin ma préférée (brillamment démontrée dans ce roman) : la bienveillance généralisée peut mettre un terme au meurtre et aux guerres, et pour autant faire apparaître des dangers plus grands encore (on pensera aux fourmis qui ont leur façon de voir les choses, dans le dernier conte).
Dans les bémols, on pourra noter l'absence remarquable des femmes dans toutes ces petites histoires, ainsi qu'une vision profondément paternaliste et traditionaliste. La mise en valeur du robot Jenkins (parfaitement humanisé) dans le rôle du domestique de maison ou famille peut aussi poser question.
En guise de dernier mot, je laisserais parler la plume même de l'auteur avec un extrait qui me paraît bien représenter la poésie et la couleur de son style :
« Une vieille chanson, une chanson incroyablement vieille, qui était déjà vieille quand on l'avait forgée, émergea de quelque recoin oublié de son cerveau. Et il fut surpris de la trouver là, surpris de l'avoir jamais connue ; et il se sentit soudain tout empli de mélancolie à l'idée des siècles innombrables qu'éveillait son souvenir, il évoqua avec nostalgie les coquettes maisons blanches perchées sur chaque colline, et les hommes qui aimaient leur terre et qui parcouraient leur domaine avec le calme et la tranquille assurance du propriétaire. »