La Marie du port

Les SIMENON de 1937-1938

L'Assassin
Le Blanc à Lunettes
Faubourg
Les Sept minutes
Ceux de la Soif
Chemin sans issue
Les Trois crimes de mes amis
La Mauvaise étoile
Les Rescapés du "Télémaque"
Le Suspect
Les Sœurs Lacroix
Touriste de banane
M. La Souris
La Marie du port
L'Homme qui regardait passer les trains

Ainsi les jours coulaient, comme l'eau d'un robinet, aussi insipides que l'eau, aussi fuyants. Il n'y avait rien, sinon les marées, pour marquer le passage du temps. Tout le monde s'était habitué à voir la Marie au Café de la Marine et, de son côté, elle savait à quelle heure chacun arrivait et ce qu'il buvait, elle connaissait ceux qui ont l'ivresse tranquille, ceux qu'il vaut mieux pousser dehors à temps et ceux qui restent toute la soirée à rêver dans leur coin devant un verre plein.

Il faisait encore noir. Elles étaient trois ou quatre sur le quai, en sabots, en châle, les cheveux pas peignés et sur les trois deux portaient un gosse et une en traînait deux par la main.
Les baisers sentaient le rhum de la veille et le café réchauffé du matin.
Quand le bateau commença à avancer, les femmes avancèrent en même temps, sur le quai, et à la fin elles devaient courir.
Puis il arriva un moment où on ne vit plus de bateau et où elles s'arrêtèrent, se retrouvèrent ensemble et revinrent lentement, en serrant leur châle, car le froid du matin se sentait davantage. Une d'elles disait :
- Moi, je vais me recoucher...
Mais aucune ne comprenait ce qu'il y avait dans les yeux de la Marie, qui avait toujours été sournoise.

Fin

Elle grossissait et devenait plus pâle, faute d'air. Encore quelques années de ce régime et elle serait énorme, comme ces femmes de quarante ans qu'on trouve dans les maisons closes de petites villes et qui, elles aussi, brodent ou tricotent toute la journée près d'un poêle.

Le fond de l'air était plus froid, mais il ne pleuvait pas trop souvent et on venait d'armer les chaloupes au hareng, qu'on pêchait à moins d'un mille des jetées.
Cela crée toujours de l'animation, parce que quarante petits bateaux entrent et sortent à chaque marée. Pendant qu'ils pêchent, on les voit là-bas, côte à côte, avec leur voile brune, poussés par une même brise, formant un îlot mouvant sur la mer.
Après, les femmes viennent voir la pêche, transportent les paniers, et les hommes, qui gagnent de l'argent, sont plus souvent au café.

- Tu reviendras me voir ? demanda Odile en se levant à son tour pour mettre de l'eau à chauffer.
- Je ne sais pas...
- C'est vrai que tu me renverras mes affaires ?...Il y a aussi ma robe verte, qui est chez le teinturier...Celui de la rue du Maréchal-Pétain...Attends !... Je vais te donner le ticket.

La vie était monotone comme le ciel d'hiver. Les gens n'avaient pas grand'chose à raconter, sinon des histoires toujours les mêmes de pêcheurs qui avaient trop bu, des femmes qui s'étaient fait battre pour de bonnes raisons et de la vieille Miraux chez qui il se passait toujours des choses...

Il ne pensait plus à la balle,ne se rendait même pas compte qu'il frappait son agresseur et que l'idée ne l'effleurait pas de savoir qui c'était!Il se vengeait,simplement,de tout et de rien,non seulement de cette journée qui lui laissait un arrière-goût fade,mais des journées précédentes, de la scéne ridicule de la veille,quand une gamine parvenait à le mettre hors de ses gonds et,pour tout dire,à lui enlever sa dignité d'homme.

L'eau, en se retirant, avait laissé le bateau à sec sur les grandes dalles couvertes de mousse verte. Des silhouettes s'affairaient, moins hautes que la quille et, sur un poêle, du coaltar bouillait dans une marmite, répandant une virile odeur de goudron.

Le second bateau passa, avec ses silhouettes sur le pont. Chatelard put regagner sa voiture, s'installer au volant, tirer sans conviction le bouton de mise en marche. Il souhaitait presque qu'il n'y eût pas de jus dans les accus, il y en avait. Le moulin tourna. Il embraya, lâcha la pédale, longea le bassin jusqu'au bout et s'engagea doucement dans la campagne.