La piété est l’humeur de l’âme qui devient religion dès qu’elle se projette dans des formations particulières : il est tout à fait typique, dans le contexte qui est le nôtre, que la pietas donne expression, dans le même temps, à l’attitude pieuse à l’endroit des hommes comme à l’endroit des dieux. La piété, qui est encore, d’une certaine manière, la religiosité à l’état fluide, n’a pas besoin d’atteindre à la forme solide de l’attitude à l’endroit des dieux et de la religion. Que des humeurs ou des fonctions, renvoyant selon leur essence logique au-delà de l’âme, y demeurent pourtant sans adopter une forme concrète, objective, est un phénomène caractéristique. Il y a des âmes pleines d’amour dont l’être et le faire entiers sont abreuvés par la douceur, la chaleur, le dévouement singuliers de l’amour, et qui n’éprouvent pourtant jamais un amour véritable pour un être bien précis ; il existe des cœurs mauvais où toute pensée et tout souhait se voient déterminés par une mentalité cruelle et égoïste, sans se cristalliser pour autant en actes réellement mauvais ; il y a des natures artistes dont la manière fonctionnelle d’envisager les choses, de vivre leur vie, de former impressions et sentiments se révèle absolument artiste, et qui pourtant ne créeront jamais d’œuvres d’art. Et il existe donc des êtres pieux qui ne tournent leur piété vers aucun dieu, et donc vers aucune de ces figures qui ne sont rien d’autre que le pur objet de la piété : nous avons avec eux des natures religieuses sans religion. De telles natures seront de celles qui vivent et sentent les relations évoquées plus haut dans un état d’esprit religieux.
Dieu « imprègne toute créature et demeure pourtant intouché de tout » ; il est dans les choses mais est aussi, et « tout autant », au-dessus d’elles ; si l’âme est, c’est à travers Dieu : sans lui, elle n’est rien ; mais Dieu non plus n’est rien sans l’âme ; voir Dieu, c’est être vu de Dieu. On a présenté tout cela, et bien d’autres choses semblables, comme des contradictions et des courants de pensée inconciliables — et, ce faisant, on ne perçoit pas l’immense motif de pensée qui est au fondement de l’ensemble : le fait qu’il n’y a aucun rapport concevable entre Dieu et le monde qui ne soit réel !
Un amour, une ambition, un intérêt nouvellement nourri échoueront souvent à entrer en bonne coordination avec la constellation d’éléments faisant toute l’existence d’un individu ; mais, dès que la passion ou la détermination place cet amour, cette ambition, cet intérêt au centre de l’âme et fait en sorte que la totalité de notre existence s’adapte à lui, c’est une nouvelle vie qui débute sur ce fondement tout à fait renouvelé, et qui peut ainsi accéder à un nouveau sens de l’unité. Cette forme de destin s’est fréquemment réalisée dans le cadre des évolutions religieuses chez l’individu.
Lorsque l’homme atteint son apogée, lorsqu’il accomplit tout ce dont il est capable conformément à ses idéaux ou, pour le dire en termes religieux, conformément aux exigences et engagements divins, nous avons souvent le sentiment qu’il n’a fait que déployer quelque chose, ou réalisé extérieurement quelque chose qui, en fait, était déjà présent en lui, en son for intérieur ; nous avons le sentiment qu’une réalité de lui-même qui, pour ainsi dire, n’était pas encore empiriquement perceptible, a ce faisant, et seulement de cette façon, adopté cette nouvelle forme.
L’homme est libre dans la mesure où le cœur de son être vient déterminer sa périphérie — autrement dit lorsque nos pensées et nos décisions individuelles, notre agir comme notre souffrance viennent donner expression à notre moi véritable, un moi qui n’est pas détourné par les forces qui nous sont extérieures. Qu’une action flotte dans l’indétermination n’en fait pas une action libre ; une action est libre lorsque notre noyau intime le plus profond, dont nous faisons l’expérience comme notre personnalité même, la marque fortement de sa force et de sa tonalité.