Le parfum des fleurs la nuit –
Leïla Slimani***
Gaston Bachelard, dans
La poétique de l'espace, le chapitre La dialectique du dehors et du dedans,
cite
Paul Eluard :« Les géographies solennelles des limites humaines... » (Les yeux fertiles) et réfléchit sur «
l'être-là » : « Enfermé dans
l'être, il faudra toujours en sortir. A peine sorti de
l'être il faudra toujours y rentrer. Ainsi, dans
l'être, tout est circuit, tout est détour, retour, discours, tout est chapelet de séjours, tout est refrain de couplets sans fin. », et met un grand point d'exclamation en disant « Et quelle spirale que
l'être de l'homme ! »
Spirale grisante sans commencement ni fin, de bas en haut de haut en bas et tout autour, répétitions à l'infini, peut-être semblables, jamais identiques, répétitions de nos gestes et faits, de l'histoire, de nos réflexions, de nos misères, de nos rires.
Le parfum des fleurs la nuit de
Leïla Slimani, me fait penser à cet aller/retour incessant, aux sentiers, chemins, grandes routes que l'auteure emprunte pour se détacher d'elle-même se regarder s'interroger, pour y revenir et creuser l'espace d'une
nuit, enfermée à la Punta Della Dogana (La Pointe de la Douane) à Venise. Tangage au gré de l'eau, autour de l'axe qu'elle devient et qu'elle questionne, en tant que femme, en tant qu'écrivaine. «Dans cet espace clos, je m'évade, je fuis la comédie humaine, je plonge sous l'écume épaisse des choses. Je ne me ferme pas au monde, au contraire, je l'éprouve avec plus de force que jamais. » p.15. L'ouverture dans l'enfermement, sortir de soi dans une liberté de pensée pendant une
nuit de huis clos, « rouvrir ses cicatrices, remuer les souvenirs, raviver les hontes et les vieux sanglots. »p.15
Le livre est le résultat de l'acceptation de l'enfermement, de l'isolement, d'un écart dont elle a besoin, d'une chambre à soi où, captive et geôlière à la fois, recluse en contact avec le monde elle peut réfléchir et écrire, à l'abri… Dedans, dehors…
Leïla Slimani affirme et questionne, hésite et tranche, se tient droite et chancelle « Ecrire c'est jouer avec le silence… La littérature est un art de la rétention. » p.29 « Je me demande ce que je suis censée faire. Me promener dans les allées ? Aller voir chaque oeuvre, essayer d'en tirer quelque chose, de ressentir quelque choses ? Cette obligation me glace … Moi qui suis si peureuse, je me sens protégée dans ce lieu, dans ce sanctuaire… Je n'ai pas peur dans les bibliothèques, dans les librairies, dans les petits musées de quartier… le reste du temps j'ai peur. »p.49 du dehors ou du dedans ?...
Les pensées se font pousser des ailes et s'envolent, en ignorant toutes barrières, vers des rendez-vous avec des écrivains, philosophes et peintres de tous les temps, vers des souvenirs d'enfance et d'une adolescente curieuse contrainte à se retenir, ne pas sortir d'un chez soi.
Curieuse affirmation de l'auteure, qui m'intrigue : « Les musées continuent de m'apparaître comme des lieux écrasants, des forteresses dédiées à l'art, à la beauté, au génie et où je me sens toute petite. J'y éprouve un sentiment d'étrangeté, une distance… le musée reste pour moi une émanation de la culture occidentale, un espace élitiste dont je n'ai toujours pas saisi les codes. »p.56. Ne ressent-elle aucune émotion devant les oeuvres ? Ne voit-elle dans les musées cette ouverture extraordinaire vers la création de toutes époques, de tous genres et vers la connaissance ? Dehors appréhendé par un dedans ?…
La
nuit de l'enfermement s'éclaire devant l'oeuvre lumineuse d'
Etel Adnan, peintre et poétesse libanaise, dont la vie a été de longs séjours « dans les pays des autres. »p.58. Dehors...
Le style est travaillé, la langue soignée, les réflexions profondes se nourrissent d'elles-mêmes et des lectures rencontrées sur le chemin, se développent en éventail de questions à la recherche d'explications et ouvertures qui, souvent en retard au rendez-vous, laissent la place à une sorte d'affirmation interrogative, avec une petite pointe d'humour : « Mais c'est précisément parce que l'art peut être partout, dans un urinoir ou une pelle à tarte, que les artistes contemporains… sont aussi jaloux de leur travail. Cette insularité les protège d'un risque évident de dilution voire de ridicule. Moins l'oeuvre en elle-même est le produit d'une technique ou d'un travail complexe et plus on a besoin de créer un cercle de « connaissants » qui valident : oui, c'est bien de l'art. Et si je me retrouvais un jour admise dans ce cerc
le confidentiel, si j'étais initiée à mon tour, je finirais peut-être par dire moi aussi : « Non, ce n'est pas un simple ballon, abruti. C'est de l'art ! » »p.62. Un autre dehors…
Une
nuit enfermée et un parcours vers sa
nuit intérieure que l'auteure ouvre et éclaire mais il reste une atmosphère qui aurait besoin d'un peu de légèreté, d'apaisement, d'un souffle libérateur, de poésie, d'un humour qui manque cruellement.
Le rideau, l'oeuvre de Felix Gonzales-Torres, mort du sida en 1996, réveille chez
Leïla Slimani son obsession depuis toujours : le corps, « la tristesse de nos fonctions organiques, la laideur de la chair nue, l'impuissance à laquelle nous réduit la maladie... Ce que je crains c'est la résistance du corps. La déchéance. »p.65 le dedans comme un dehors…
Et l'écriture revient comme repère, présence sans défaillance, besoin vital, essentiel inaccessible, « expérience d'un continuel échec, d'une frustration indépassable, d'une impossibilité. Et pourtant, on continue. Et on écrit. »p.68 Entièrement dedans…
Le parfum des fleurs la nuit c'est celui du galant de
nuit, le jasmin , qui ne s'ouvre que la
nuit et dont la forte odeur se sent de très très loin. Aux heures nocturnes où tout se ferme et s'endort le galant s'ouvre et délivre son parfum comme s'il « voulait préserver sa beauté, la garder secrète, ne pas l'exposer aux regards comme je rêve, moi aussi, de me tenir loin du monde. »p.70 Devant l'installation de l'artiste Hisham Berrada, Leïla subit le choc, son prénom la
nuit en arabe, et « le pays de l'enfance, disparu, englouti. » L'écriture avance dans la
nuit, de l'enfermement vers la conquête du dehors, d'un passé de frontières et d'interdictions vers un présent de liberté de conscience en action, une
nuit intérieure s'ouvre, une femme dont la tradition d'un intérieur sécurisant laisse la place à un extérieur engagé, à une femme en mouvement. Peur de s'immobiliser, de prendre racine de ne plus pouvoir bouger « Parce que j'étais une femme, j'ai toujours eu peur de la coquille qui m'écraserait. »p.80 du dedans vers le dehors…
Passé, présent, un monde en mouvement, métamorphose, mutation, « un monde qui meurt et un autre qui advient »p.84, comment garder la lumière de cette mémoire, « la trace des fantômes et prouver ainsi que rien ne meurt tout à fait. »
Une des missions de l'écrivain, de tout créateur, difficile, épuisante, non moins tonifiante et antidépressive est d'« Exhumer, arracher à l'oubli, établir ce dialogue diabolique entre le passé et le présent. Refuser l'ensevelissement »p.90 et l'oubli, cultiver le souvenir et l'émotion.
Notre société de consommation court trop vite « entraîne la disparition des cultures populaires et la désagrégation du paysage. »p.93 Mais la littérature est là, la poésie aussi et le poète libanais
Salah Stétié de nous dire « Si nous ne pouvions plus croire à rien, il restait toujours la poésie qui… ne mourrait jamais. »p.95 La poésie, un dedans, un cadeau de la vie ou une plante à cultiver… L'auteure la cherche, c'est évident.
Nuit noire, abyme, trou noir qui a perdu les réponses, passé de fantômes qui continuent de vivre parmi nous tant qu'on parle d'eux, qu'on ne les oublie pas, alors les morts ne sont pas morts, la mémoire réveille ses souvenirs et les absents deviennent présents, certains même peuvent récupérer le destin qu'on leur a refusé. C'est ce que
Leïla Slimani fait pour la mémoire de son père. La littérature revient et sauve, elle « ne sert pas à restituer le réel mais à combler les vides, les lacunes. On exhume et en même temps on crée une réalité autre. On n'invente pas, on imagine, on donne corps à une vision qu'on construit bout à bout, avec des morceaux de souvenirs et d'éternelles obsessions. »p.117 le dedans fait naître le dehors… et « lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir. Que ce sera effacé… écrire, c'est ça aussi sans doute, c'est effacer. Remplacer »p.118
« Je me suis mise à penser que cette vie intérieure était mon salut et qu'il ne dépendait que de moi de la perdre ou de la conserver. Cette vie intérieure, désormais, serait toute entière nourrie de littérature. »p.119 Réparer le dedans par ce qu'il nous fait construire en dehors, du dedans au dehors et revenir au dedans.
Croire à la littérature à la poésie, à l'immortalité de leurs âmes et une dernière citation, de
Roland Barthes dans son Journal de deuil : « Je vis les hirondelles voler dans le soir d'été. Je me dis quelle barbarie de ne pas croire aux âmes – à l'immortalité des âmes ! Quelle imbécile vérité que le matérialisme ! »p.88