J'ai bien des fois assisté à des réunions de personnes qui, d'après les critères de la culture traditionnelle, étaient considérées comme très évoluées, et qui s'étonnaient toutes, avec beaucoup de verve, de ce que les scientifiques fussent si incultes. Il m'est, en une ou deux occasions, arrivé de m'irriter de ces propos et de demander qui, de toute cette honorable compagnie, était capable de dire en quoi consistait la deuxième loi de la thermodynamique. Ma question jeta un froid dans l'assistance et demeura sans réponse : c'était pourtant, dans le domaine de la science, à peu près l'équivalent de la question « Avez-vous lu une oeuvre de Shakespeare ? ».
Il faut regarder les choses en face. Il est techniquement possible d'étendre la révolution scientifique à l'Inde, l'Afrique, l'Asie du sud-est, l'Amérique latine et le Moyen-Orient, et ce en l'espace de cinquante ans. Les Occidentaux n'ont pas le droit de l'ignorer. De même qu'ils n'ont pas le droit d'ignorer que c'est là, pour nous, la seule façon de conjurer les trois dangers qui nous menacent, à savoir la guerre nucléaire, la surpopulation, le fossé entre les riches et les pauvres. Il est des cas où l'innocence devient le pire des crimes.
Les non-scientifiques sont fermement convaincus que les scientifiques n'ont aucune conscience de la condition humaine et que leur optimisme est un optimisme de surface. Les scientifiques, de leur côté, croient que les intellectuels littéraires sont des gens aux vues courtes, singulièrement indifférents à leurs semblables, foncièrement anti-intellectuels et soucieux de réduire l'art et la pensée au moment existentiel.