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Lucienne Lotringer (Autre)
EAN : 9782070323678
156 pages
Gallimard (13/10/1986)
3.9/5   48 notes
Résumé :
Longtemps, nous avons cru que le progrès de la morale allait de pair avec le développement de la culture.
Le nazisme, montre George Steiner a pulvérisé cette illusion : Buchenwald n'est situé qu'à quelques kilomètres de Weimar. Longtemps aussi, au moins depuis Athènes, nous avons été animés par la conviction que l'investigation intellectuelle devait aller toujours de l'avant et, selon la belle métaphore de Steiner, nous conduire à ouvrir l'une après l'autre l... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Il m'est bien difficile de faire une critique de cet essai. Tout premièrement parce que je m'attendais à autre chose en lisant cette oeuvre, qu'elle ne répond pas à mes attentes et que je suis donc déçue. Ensuite, parce que le livre est déjà ancien, écrit entre septembre 1970 et janvier 1971, et que des sujets abordés sont dépassés (ce qui touche par exemple à l'informatique). Enfin, parce qu'il s'agit d'un livre que je qualifierais d'élitiste, où je sens parfois l'esprit critique et assez méprisant de l'auteur.Il faudrait pouvoir donner une définition exacte de la Culture, et dire ce qu'il en est de l'après culture... Si la Culture s'arrête aux auteurs classiques, et que tout ce qui suit est l'après culture, ou de la sous culture, culture au rabais, c'est une façon de voir qui peut ne pas être partagée par tous. L'auteur fait référence à des écrivains ou philosophes qu'il juge importants, soit, mais il me met mal à l'aise lorsqu'il écrit par exemple, à propos d'un engouement pour la musique classique dans les années 70, "La bande magnétique, la radio, le phono, la cassette répandent une musique ininterrompue sur tous nos instants et tous nos travaux. C'est sans doute ce qui explique le succès commercial de Vivaldi et des compositeurs mineurs du dix-huitième siècle. Et la profusion de baroque et de musique de chambre pré-classique dans le catalogue du microsillon. Il s'agit souvent là, à l'origine, de Tafelmusik, d'une tapisserie sonore encadrant les affairements domestiques. Mais nous sommes aussi enclins à faire des modes nobles un bruit de fond. Rien ne nous empêche de faire tourner l'Opus 131 tout en prenant le café du matin. La Passion selon saint Matthieu est à notre disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours par semaine. Les conséquences sont, encore une fois, incertaines : une intimité jamais atteinte, aussi bien qu'une désacralisation. Nous baignons dans un sirop de sublime."... N'est ce pas une forme de dictature que d'imposer des lectures et des musiques spécifiques?
La culture se compose de strates déposées au fil des époques, des modes. le meilleur subsistant, le reste étant oublié ou archivé car étant l'objet d'études pour des spécialistes. le champs de connaissance étant si vaste, il est de plus en plus difficile de posséder une culture universelle, il nous faut une spécialisation pour approfondir, sinon nous sommes condamnés à tout survoler.
Autre point. le livre est divisé en quatre chapitres.
- le grand ennui
- Une saison en enfer
- Après-culture
- Demain
A différentes reprises l'auteur aborde l'horreur des camps d'extermination du régime nazi, et je m'étonne de certaines de ses réflexions : "Nous comprenons maintenant que les sommets de l'hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement, des institutions, de l'appareil et de l'éthique de la haute culture. En d'autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l'ombre des camps de concentration. (...) Nous savons aussi - et cette fois-ci les preuves sont solides, bien que la raison s'obstine à les ignorer - que des qualités évidentes de finesse littéraire et de sens esthétique peuvent voisiner, chez le même individu, avec des attitudes barbares, délibérément sadiques. Des hommes comme Hans Frank, qui avait le haute main sur la "solution finale" en Europe de l'Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois de bons interprètes, de Bach et Mozart. On compte parmi les ronds-de-cuir de la torture ou de la chambre à gaz des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke. Il est trop facile de dire que "ces hommes ne comprenaient rien aux poèmes qu'ils lisaient où à la musique qu'ils possédaient et interprétaient si bien." Rien ne permet d'affirmer qu'ils étaient moins ouverts que quiconque au génie humain, aux forces morales qui modèlent la littérature et l'art."... Ce qui signifie simplement que l'homme est complexe, imprévisible, et qu'il peut être monstrueux tout en étant instruit, et Bach, Mozart, Goethe ou Rilke (et beaucoup d'autres, Wagner compris) ne sont pas responsables! Et je ne vois pas pourquoi malheureusement un haut lieu de l'Histoire ou de de la Culture, ou un site admirable, ne pourrait pas être irrémédiablement souillé par un charnier ou un centre où se sont commis les pires atrocités, cela me semble relever du hasard et pas d'une volonté délibérée.
Un ouvrage, assez confus et complexe utilisant un vocabulaire soutenu, qui ne m'aura pas vraiment séduite, mais qui me fait quand même m'interroger.
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Cet essai de George Steiner, publié en 1986, part d'une interrogation intéressante : comment peut-on expliquer le déchaînement des atrocités et des crimes vécus au siècle dernier alors même que la Culture, censée promouvoir des idées d'esthétique, de grandeur et de progrès, était plus accessible que jamais ? Ou, comme se demande Steiner : comment est-il possible que Buchenwald ne soit situé qu'à quelques kilomètres de Weimar ?

A partir de cette interrogation, Steiner nous fait profiter d'une réflexion très intéressante sur les idéaux qui ont façonné la Culture depuis le 18e siècle, afin de nous aider à comprendre son évolution et afin d'élucider les raisons mystérieuses qui l'ont empêché de se faire le remède, entre autres, des deux grandes guerres mondiales.
Si la Culture n'a pas réussi à nous préserver de ces maux, peut-on légitimement se demander si elle n'est pas, au contraire, à l'initiative des atrocités commises au cours du 20e siècle ? Existe-t-il des choses que les hommes ne sont pas encore prêts à savoir ? La métaphore du château de Barbe Bleue est très bien choisie… Nous ouvrons les portes de la connaissance, les unes après les autres, sans nous demander s'il est bon ou non de les ouvrir, assoiffés que nous sommes d'en apprendre sans cesse davantage, et nous précipitant déjà pour ouvrir la porte suivante sitôt que nous en avons franchi une.
D'un point de vue personnel, cette idée me plaît beaucoup. On peut me taxer de réactionnisme, mais l'emballement des connaissances scientifiques me semble être à l'encontre d'un progrès scientifique raisonnable, qui avance par paliers, qui s'assure que chaque étape est digne d'être validée avant de passer à la suivante. La profusion et l'abondance des oeuvres artistiques est aussi un phénomène que je juge négatif, non pas qu'il me fasse peur, ou que je trouve regrettable que la culture soit ainsi offerte à tous, mais parce qu'à force de saturation, il pousse au dégoût de la Culture.

Dans la première partie de son livre, Steiner décrit une période de grand ennui qui, selon lui, aurait modelé une Culture de l'impatience, du désoeuvrement, marquée par une envie de retrouver la violence et l'impétuosité des grandes guerres napoléoniennes. « Plutôt la barbarie que l'ennui », comme le disait notre bon vieux Théophile Gautier. Et là où les bons sentiments semblent pâles et ternes, les esprits s'échauffent à l'idée d'un lendemain plus tumultueux.


« Après Napoléon, que restait-il à faire ? Comment des poitrines promises à l'atmosphère grisante de la révolution et de l'épopée impériale auraient-elles pu respirer sous le ciel plombé de l'ordre bourgeois ? Comment un jeune homme pouvait-il à la fois écouter les récits que son père lui faisait de la Terreur et d'Austerlitz et descendre à cheval le boulevard paisible conduisant à son bureau ? le passé plantait ses dents aigües dans la pulpe grisâtre du présent ; il provoquait, il semait des rêves insensés. »


De là, Steiner explique la sorte de « dégénérescence » qu'aurait connue la Culture, se faisant la porte-parole d'idéaux plus sombres et meurtriers que ceux des périodes précédentes. Vison un peu manichéenne sans doute, mais je ne me hasarderai pas à tenter de faire une comparaison minutieuse des oeuvres parues au cours de ces deux périodes mises en opposition.
Et Steiner de regretter ces vers de Carducci :


Salut, ô genre humain accablé !
Tout passe et rien ne meurt.
Nous avons trop souffert et trop haï. Aimez :
Le monde est beau et l'avenir est saint.


Plus loin, dans une deuxième partie de son livre, Steiner s'interroge sur le rôle des humanités. Quel avenir pour les cultures dites « classiques » dans un monde qui a perdu ses repères et qui se voit chamboulé par l'arrivée de contre-cultures qui ne se définissent que par leur opposition à ce classicisme ? L'effondrement d'un socle de connaissances de bases semble, pour Steiner, avoir accéléré la chute de l'humanité dans un monde plus instable. La culture des humanités a perdu de la vitesse devant l'émergence d'une culture scientifique de plus en plus élaborée. La scission entre les deux mondes se fait de plus en plus forte, et Steiner la regrette :


« Il est absurde de parler De La Renaissance sans connaître sa cosmologie et les rêves mathématiques qui présidaient alors à l'élaboration des théories de l'art et de la musique. Etudier la littérature et la philosophie des dix-septième et dix-huitième siècles sans tenir compte de l'essor de la physique, de l'astronomie et de l'analyse mathématique à cette époque, c'est se cantonner dans une lecture superficielle. Un panorama du néo-classicisme qui omet Linné est vide. Que peut-on dire de sérieux de l'historicisme romantique, de la temporalité après Hegel, si on laisse de côté Buffon, Cuvier, Lamarck ? Les humanités ne se sont pas seulement montrées arrogantes en claironnant leur position privilégiée. Elles ont également fait preuve de sottise. »

Steiner semble vouloir nous apprendre à nous détacher d'une Culture classique, qui a fait son temps et qui nous renvoie seulement à un passé que nous devrions cesser de considérer comme appartenant au présent, pour mieux nous enrichir des nouvelles cultures et les considérer à leur juste valeur. Grand amateur de musique, Steiner ne tarit pas d'éloge à l'égard du développement de la technologie qui permet de la rendre accessible au plus grand nombre :


« Il n'est plus de mode d'amasser ses sentiments à l'abri du silence. La musique enregistrée s'accorde parfaitement à ces aspirations. Assis côte à côte, l'attention flottante, nous sommes emportés par le son, individuellement et collectivement. Voilà le paradoxe libérateur. A la différence du livre, le morceau de musique se révèle d'emblée propriété commune. Nous le vivons simultanément sur le plan personnel et social. le plaisir de l'un ne lèse pas les autres. Nous nous rapprochons tout en affermissant notre identité. »


Steiner nous offre également la possibilité de considérer la Culture scientifique sous un regard neuf, essayant de nous apprendre à déceler le potentiel imaginaire qui se tient en elle :


« Aux racines de la métaphore, du mythe, du rire, là où les arts et les constructions délabrées des systèmes philosophiques nous font défaut, la science reste active. Qu'on aborde à ses régions les plus obscures, et se font jour une suprême élégance, un bouillonnement et une gaieté de l'esprit. Pensez au théorème de Banach-Tarski, selon lequel on peut diviser le Soleil et un pois en un nombre fini de parties discrètes, de manière qu'elles se correspondent deux à deux. La conséquence inéluctable est qu'on peut glisser le soleil dans la poche de son gilet et que les parties qui composent le pois peuvent remplir l'univers, sans un vide ni à l'intérieur du pois ni dans l'univers. Quel délire surréaliste engendre une merveille plus explicite ? »


Malgré toutes ces approches novatrices de la Culture, malgré le regard avisé de Steiner sur les limites que le savoir ne devrait jamais franchir, cet essai me laisse dubitative…
Evidemment, on pourrait reprocher à Steiner de n'aborder que la question de la Culture occidentale. Une allusion rapide est faite aux autres Cultures, mais elle se résume à ce passage :


« C'est sur notre culture tout entière que se concentre la tension, car, comme nous le rappellent les anthropologues, nombre de sociétés primitives ont préféré l'immobilisme ou la circularité du mythe au mouvement en avant, se sont perpétuées autour de vérités immuables. »

Mais je ne pense pas que ce soit le problème principal de cet ouvrage. Il fallait bien se limiter à l'étude d'une Culture pour ne pas se perdre dans de multiples théories…
Je reproche à cet essai une forme de démagogie du progrès, qui veut se tourner vers les nouvelles techniques avec l'espoir miraculeux d'abandonner tous les démons du passé.
Steiner est flou sur la conclusion qu'il veut apposer à cette réflexion. Sur un ton plutôt fataliste, il évoque la nécessité des hommes à en apprendre sans cesse davantage, se demandant toutefois quels bénéfices l'humanité pourrait retirer de l'ouverture de la dernière porte du château de Barbe-Bleue. Donnant l'impression de vouloir limiter la casse, il propose alors d'unir les Cultures classique et scientifique dans un élan commun vers le progrès modéré.
Belle conclusion, que d'autres avaient déjà tirée avant Steiner. Fallait-il employer une arme de la Culture pour démontrer que celle-ci doit être régulée afin que l'on en tire le meilleur parti ? Ce paradoxe presque schizophrène m'empêche de considérer cet essai avec tout le sérieux qu'il le mériterait peut-être… Mais parce qu'il est rempli de réflexions intéressantes sur le sens que l'on veut donner à la Culture et sur l'orientation qu'on veut lui faire prendre, il mérite d'être lu.
Lien : http://colimasson.over-blog...
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Un livre dense qui pose vraiment les bonnes questions et auxquelles l'auteur ne répondra que partiellement. S'appuyant sur la métaphore du château de barbe-bleu ; sur cette insatiable curiosité qui nous pousse à ouvrir toutes les portes du savoir sans nous préoccuper si celles ci peuvent déboucher sur la nuit ou, bel et bien, sur un cadavre, il s'interroge par la même sur la culture occidentale et sur le fait qu'elle n'ait pas constitué un rempart contre la barbarie. La civilisation allemande était une des civilisations les plus cultivées et nombre de soutiens d'Hitler faisaient partie de l'élite.
Il analyse les prémisses de ce qui s'apparente à une défaite de la pensée à travers la culture occidentale. le signe le plus significatif est l'ennui, consécutif aux guerres napoléoniennes, au désoeuvrement et au manque d'idéal de l'ordre bourgeois. Car si celui-ci s'accompagne d'un dynamisme économique et technique il est toujours basé sur une élite et sur un immobilisme social source d'inégalité.
Puis il aborde le problème brulant de la proximité de la culture avec la barbarie et particulièrement cette haine antisémite qui survit même à son objet et a entrainé l'holocauste. « La conscience est une invention juive », ce sont les mots mêmes d'Hitler. Ce qui nous ramène — à l'invention du monothéisme et à ce dieu unique aux exigences démesurées à l'origine de l'éthique chrétienne et d'un socialisme messianique.
Il ne manque pas de faire le lien entre la production de masse et la déshumanisation.
L'après-guerre amorcera le déclin de la culture classique, la crise des valeurs, une après culture qui rompt avec le langage et avec le respect des hiérarchies communément admises et avec tout ce qui constituait l'ordre bourgeois. L'image remplace les mots, c'est la naissance d'un méta langage (l'ordinateur) et le règne de la musique pop et rock.
Seule la science assure la continuité et bizarrement l'auteur, même s'il pointe le désastre écologique et les risques qu'il fait encourir à l'humanité si celle-ci ne s'accompagne pas d'une éthique, en devient le défenseur inconditionnel.
Il n'aborde que de biais ce qui pourrait fournir une clé de compréhension, l'élitisme et la division arbitraire de la société en classe. Même si la faillite des idéologies nous empêche de trouver une solution évidente, l'impuissance patente d'un capitalisme effréné devant les désastres qu'il engendre est pourtant bien la principale problématique et aurait mérité qu'il s'y attarde.Le sujet semble devenu tabou. L'auteur préfère s'abimer dans le paradoxe et prône le retour à une culture classique accompagnant un idéalisme scientifique qui risque de déboucher sur une catastrophe finale irréversible.
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Un court essai sous-titré « Notes pour une redéfinition de la culture ». Sa faible ampleur est un leurre car Steiner y ouvre un nombre incroyable de pistes de réflexion sur ce sujet .Partant du constat de la déréliction de la culture classique , il en analyse les causes et s'efforce de se projeter dans l'avenir pour imaginer ce qui pourra en tenir lieu. Ce n'est pas toujours optimiste mais en aucun cas ce n'est infecté du négativisme ronchon d'un Finkielkraut .L ‘essai date de 1971 et pourtant la plupart de ses constats restent justes.
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Extrêmement bien écrit, agréable à lire,pertinent et brillant. Pourtant, cela manque un peu de l'érudition méticuleuse des historiens,selon moi. Même si je partage son point de vue et si le texte est très agréable à lire, les Antimodernes, d'Antoine Compagnon, ou le proces des lumières,de Daniel Lindenberg, apportent des réponses plus précises.
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Citations et extraits (42) Voir plus Ajouter une citation
Pourquoi s'évertuer à élaborer et transmettre une culture qui a fait si peu pour endiguer l'inhumain, qui abritait des ambiguïtés profondes, celles-ci n'étant pas toujours hostiles à la barbarie? Et encore : si l'on admet que la culture donnait accès à ce qu'il y a de meilleur en l'homme, à l'élévation de l'esprit, ne la payait-on pas trop cher? En inégalité sociale et spirituelle. Ou en déséquilibre ontologique (car les facteurs économiques ne sont plus seuls en jeu) entre les lieux privilégiés de la réussite intellectuelle et artistique et le monde dédaigné de la pauvreté et du sous-développement? Est-il fortuit que tant de triomphes ostentatoires de la civilisation, l'Athènes de Périclès, la Florence des Médicis, l'Angleterre élizabéthaine, le Versailles du grand siècle et la Vienne de Mozart aient eu partie liée avec l'absolutisme, un système rigide de castes et la présence de masses asservies? Grand art, musique, poésie, la science de Bacon et celle de Laplace florissent sous des systèmes sociaux plus ou moins teintés de totalitarisme. Est-ce par hasard? A quel niveau situer les similarités, elles-mêmes instituées par l'enseignement, entre le pouvoir et la culture classique? La notion de culture n'est-elle pas, après tout, synonyme d'élite? Quelle part de sa vitalité dérive de la violence disciplinée, contenue, qui transparaît cependant dans les rites des sociétés traditionnelles ou répressives? De là le jugement de Pisarev, repris par Orwell, qui fait des arts et des lettres les instruments du régime en place et de la classe dominante.
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C'est au début et au milieu du dix-neuvième siècle que s'instaurèrent simultanément l'asservissement des ouvriers, hommes et femmes, par le travail à la chaîne, et le décalage de la sensibilité de l'homme moyen par rapport à l'attirail d'une technologie envahissant jusqu'à la vie quotidienne. L'usine, la place boursière servaient d'exutoire au corps social et on y approuvait les ambitions autres que celles de l'action révolutionnaire ou de la lutte armée. Des expressions telles que "Napoléon de la finance", "capitaine d'industrie", soulignent au niveau sémantique un tel infléchissement.
L'énorme extension prise par le système industriel et monétaire favorisa l'avènement de la ville moderne, que Verhaeren appellera plus tard "la ville tentaculaire", mégalopolis dont la prolifération galopante menace de nos jours le plus clair de notre vie. C'est ainsi que se délimite un nouveau conflit, fort grave, celui qui oppose l'individu à l'océan de pierre, qui peut, à tout moment, l'engloutir. L'enfer urbain et ses hordes sans visage hantent l'imagination du dix-neuvième siècle.
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Il n’est pas exclu que l’augmentation spectaculaire de la densité de population dans le nouveau milieu industriel urbain ait son rôle à jouer. Nous passons une grande partie de notre vie dans le coude à coude menaçant de la foule. L’espace vital, le besoin de s’isoler subissent la pression gigantesque du nombre. Il en résulte une tendance contraire à « dégager ». D’une part, la masse palpable de l’uniformité, les colonies d’insectes qui envahissent villes et plages rabaissent toute notion de valeur individuelle. Elles tuent le mystère irremplaçable de la présence. D’autre part, sentant notre identité mise en cause par le suffocant magma de l’anonyme, nous sommes saisis d’accès meurtriers, du désir aveugle de foncer pour faire de la place. Elias Canetti avance l’hypothèse curieuse que la réussite de l’holocauste fut liée à l’écroulement monétaire des années vingt. Les chiffres élevés ne conservaient plus qu’un fantôme de signification vaguement sinistre. Quand on a vu le pain ou les tickets d’autobus se vendre cent mille, un million puis un billion de marks, on perd tout sens de la démesure elle-même. Ces mêmes chiffres enveloppaient d’irréel la disparition et la liquidation de nations entières. Il est prouvé que les êtres humains sont mal faits pour vivre dans l’étouffante densité de la ruche industrielle urbaine. Au bout d’un siècle, l’accroissement du bruit, l’accélération des mouvements et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation.
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Grand art, musique, poésie, la science de Bacon et celle de Laplace florissent sous des systèmes sociaux plus ou moins teintés de totalitarisme. Est-ce par hasard ? A quel niveau situer les similarités elles-mêmes instituées par l’enseignement, entre le pouvoir et la culture classique ? La notion de culture n’est-elle pas, après tout, synonyme d’élite ? Quelle part de sa vitalité dérive de la violence disciplinée, contenue, qui transparaît cependant dans les rites des sociétés traditionnelles ou répressives ? De là le jugement de Pisarev, repris par Orwell, qui fait des arts et des lettres les instruments du régime en place et de la classe dominante.
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Quels que soient l’intensité des griefs et le degré de macération de la discussion, la suprématie occidentale pendant deux millénaires et demi n’en demeure pas moins irrécusable. […] c’est un truisme, ou du moins ce devrait en être un, que le monde de Platon n’est pas celui des Chamans, que la physique de Galilée et de Newton ont rendu intelligible une grande partie de la réalité qui nous entoure, que les œuvres de Mozart vont plus loin que les battements de tambour et les clochettes javanaises, si émouvants et chargés de vieux rêves qu’ils puissent être. A cela s’ajoute que l’attitude même de remords et d’auto-accusation adoptée maintenant par de larges secteurs de la conscience occidentale est un autre phénomène culturel bien spécifique. Est-il d’autres races qui se soient tournées, dans un esprit de pénitence, vers leurs anciens esclaves ? D’autres civilisations qui aient désavoué, au nom de la morale, l’éclat de leur passé ? L’examen de conscience fondé sur des impératifs ethniques est, encore une fois, un acte proprement occidental et dans la lignée de Voltaire.
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Vidéo de George Steiner
Nous venons de publier un recueil d'entretiens entre George Steiner et Nuccio Ordine, intitulé //George Steiner. L'Hôte importun//. Il est précédé par un beau texte en témoignage à Steiner, écrit par celui qui fut un de ses plus proches amis, Nuccio Ordine.
Pour en savoir plus : https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251453163/george-steiner-l-hote-importun
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Ce livre est le témoignage de la profonde amitié personnelle et intellectuelle qui a lié George Steiner et Nuccio Ordine. L'amour des classiques, la passion de l'enseignement, la défense du rôle du maître, la fonction essentielle de la littérature qui rend l'humanité plus humaine constituent les thèmes d'un intense dialogue, nourri de plus de quinze années de rencontres et de voyages dans diverses villes européennes. Ordine trace un portrait original de George Steiner, en le peignant sous les traits d'un « hôte importun ».
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