Un terme chargé de sacré démonise son antonyme. Le mot civilisation, s'il ne désigne plus un fait soumis au jugement, mais une 'valeur' incontestable, entre dans l'arsenal verbal de la louange ou de l'accusation. Il n'est plus question d'évaluer les défauts ou les mérites de la civilisation. Elle devient elle-même le critère par excellence : on portera jugement au nom de la civilisation. Il faut prendre son parti, adopter sa cause. Elle devient motif d'exaltation, pour tous ceux qui répondent à son appel ; ou, inversement, elle fonde une condamnation : tout ce qui n'est pas la civilisation, tout ce qui lui résiste, tout ce qui la menace, fera figure de monstre et de mal absolu. Dans l'échauffement de l'éloquence, il devient loisible de réclamer le sacrifice suprême au nom de la civilisation. Ce qui veut dire que le service ou la défense de la civilisation pourront, le cas échéant, légitimer le recours à la violence. L'anticivilisé, le barbare doivent être mis hors d'état de nuire, s'ils ne peuvent être éduqués ou convertis.
Ce qu'il convient tout particulièrement de souligner, c'est que, grâce à ses valeurs associées, grâce à son alliance avec l'idée de perfectibilité et de progrès, le mot civilisation ne désignera pas seulement un processus complexe de raffinement des mœurs, d'organisation sociale, d'équipement technique, d'accroissement des connaissances, mais qu'il se chargera d'une aura sacrée, qui le rendra apte tantôt à renforcer les valeurs religieuses traditionnelles, tantôt, dans une perspective inverse, à les supplanter. La remarque qui s'impose (et que l'histoire du mot 'civilisation' nous aide à formuler), c'est qu'aussitôt qu'une notion prend une autorité 'sacrée', et qu'en conséquence elle exerce un pouvoir mobilisateur, elle ne tarde pas à susciter le conflit entre groupes politiques ou écoles de pensée rivaux, qui s'en prétendent les représentants et les défenseurs, revendiquant, à ce titre, le monopole de sa propagation.
BAUDELAIRE – Le miroir de la mélancolie, selon STAROBINSKI (RTS, 2000)
Un extrait d’une série d’entretiens donnés par Jean Starobinski, le 12 juillet 2001, pour la RTS. Journaliste : Guillaume Chenevière.