«
Shuggie Bain » de l'Ecossais
Douglas Stuart (2020, Picador, 448 p.) a remporté le Booker Prize en 2020,
Douglas Stuart est né et a grandi à Glasgow Ce qui n'est pas mal pour un premier roman, surtout au vu de son parcours. Débuts difficiles dans la ville, avec une mère qui sombre très vite dans l'alcoolisme. Il travaille de nuit pour payer ses études au « Scottish College of Textiles », puis « Royal College of Arts” à Londres, il débute sa carrière à New York, embauché par Calvin Klein. Naturalisé américain, il a travaillé pour
Ralph Lauren, Banana Republic et Jack Spade, mais son rêve c'est d'écrire. Et il écrit «
Shuggie Bain », mais le manuscrit est refusé 30 fois par les éditeurs. A 44 ans, le voila récompensé par le Booker Prize, il y a tout de même 50 000 livres à la clé, plus les droits d'auteur. « Je suis absolument stupéfait et je souhaite d'abord remercier ma mère… et mon mari », a-t-il déclaré lors de la remise du prix. C'est un peu aussi une bonne nouvelle pour la littérature anglaise, avec quatre premiers romans sélectionnés pour la liste finale (short list) de ce prix prestigieux.
Douglas Stuart a d'ailleurs annoncé avoir déjà pratiquement écrit son second roman. Ce sera une histoire d'amour entre deux garçons de Glasgow et leur séparation (Found Waiting). La traduction en français et la sortie sont prévues pour fin aout aux éditions « Globe ». Les droits ont été acquis bien avant la décision du Booker Prize.
Glasgow, années 80s sous l'ère de
Margaret Thatcher, moment de post-industrialisation, où le libéralisme effréné ferme les usines, vend les chemins de fer et plonge une bonne partie de l'Angleterre industrielle et industrieuse dans la misère. Pour donner un peu le change, L'Angleterre se lance dans la Guerre des Malouines. Les Pink Floyd sortent leur album « The Final Cut » avec ce titre « The Post war Dream» What have we done, Maggie, what have we done? / What have we done to England? / Should we shout, should we scream / "What happened to the post war dream?"/ Oh Maggie, Maggie what did we do?” (Qu'avons-nous fait, Maggie, qu'avons-nous fait? / Qu'avons-nous fait à l'Angleterre? / Devrions-nous crier, devrions-nous crier "Qu'est-il arrivé au rêve d'après-guerre?" / Oh Maggie, Maggie qu'est-ce qu'on a fait?). Bilan des années
Thatcher. « The yards would still be open on the Clyde / And that can't be much fun for them / Beneath the rising sun / With all their kids committing suicide » (Les chantiers seraient toujours ouverts sur la Clyde / Et ça ne peut pas être très amusant pour eux / Sous le soleil levant / Avec tous leurs enfants se suicidant).
Donc en 1981, Shuggie, ou Shug, 5 ans, vit dans un appartement à Sighthill avec ses grands-parents maternels, Wullie et Lizzie; sa mère, Agnes Bain; son père, Hugh Bain; son demi-frère, Leek; et sa demi-soeur, Catherine. le père de Shuggie est le plus souvent absent Il travaille comme chauffeur de taxi et courre la(les) gueuse(s). Agnès est une belle femme souvent comparée à
Elizabeth Taylor, mais malheureuse et se met à boire. « Les ouvriers qui m'entouraient tordaient de l'acier pour gagner leur vie, construisaient de beaux bateaux ou parcouraient des kilomètres sous terre pour entamer les fronts de charbon. Nous, nous étions fiers, nous avons été utiles, nous avons faits des apprentissages ou nous avons appris des métiers, nous étions fiers, nous avons été utiles ». Et arrive le pouvoir libéral. « Mais le gouvernement conservateur au pouvoir ne se souciait pas des honnêtes travailleurs pauvres. Ils se sont mis à privatiser la plupart des industries manufacturières, supprimant tout soutien aux travailleurs nationalisés. Ce faisant,
Margaret Thatcher a décimé les travailleurs. Ses politiques ont balayé toute l'industrie lourde de la côte ouest de l'Écosse. Les hommes n'avaient nulle part où aller et se retrouvaient au chômage chronique, émasculés et envoyés par une femme (rien de moins) pour pourrir leur vie dans des logements locatifs ». Tout est dit. Mais cela n'a pas empêché les Anglais de revoter pour des gouvernements populistes.
Le quartier Sighthill, juste au nord de la Clyde est un quartier qui a longtemps servi de dépôts aux industries chimiques à la fin des années 60. Déjà, la vill en soi et son climat n'étaient pas droles « La pluie était un état naturel de Glasgow. Elle gardait l'herbe verte et les gens pâles et bronchiteux ». Ensuite on construit une vingtaine de tours de 20 étages. C'est le programme « Glasgow Renaissance », vision utopiste de l'habitat urbain et suburbain. « Les maux de la ville étaient censés disparaître ». Ces tours ont commencé à être démolies à l'explosif dans le milieu des années 2000, après avoir surnommées les « Towers of Terror » (Tours de la Terreur). Il faut dire que le programme de relogement était plus que mal préparé « We never knew how poor we were until someone told us » (on ne savait pas que l'on était pauvre avant qu'on nous le fasse savoir). Drogue, bandes rivales, trafics en tout genre. « le Glasgow dans lequel j'ai grandi était en proie à la boisson, aux drogues et à la violence des gangs.
Margaret Thatcher et son gouvernement conservateur éloigné ont fermé toute l'industrie lourde de la ville en une génération; les navires, l'acier, le charbon - tout a disparu. . -sur tous les emplois, et les familles de travailleurs n'ont nulle part d'autre vers quoi se tourner; les pères et les fils ont tous été mis au chômage, sans espoir, et cela a déclenché certaines des pires crises de toxicomanie et de santé en Europe occidentale ».
Paroles terribles qui visent les politiques libérales des années 70.
L'année suivante, le père emménage dans un appartement alloué par la ville à Pithead pour les familles des travailleurs de la mine locale. Il y abandonne finalement sa famille, les laissant vivre avec Joanie Micklewhite, de la compagnie de taxi. Agnes espère une vie meilleure, fière de son look, mais son malheur la pousse vers l'alcool. Pendant ce temps, Shuggie est victime de harcèlement à l'école et dans le quartier pour ne pas s'intégrer et pour être efféminée. Shuggie manque souvent l'école pour s'occuper de sa mère ivre.
Les parents d'Agnes meurent et sa fille émigre en Afrique du Sud. Agnes sombre de plus en plus, malgré des réunions aux Alcooliques anonymes. Elle trouve un emploi dans une station-service, mais, elle retombe dans l'alcoolisme, et découragée, fait plusieurs tentatives de suicide avant de perdre son emploi. Shuggie reste cependant avec elle et ils déménagent dans un nouveau quartier avant qu'elle ne meure. En 1992, Shuggie a 15 ans. Il vit seul, travaille dans une supérette et veut devenir coiffeur. Il quitte son travail, bien décidé à en finir en s'empoisonnant. Il donne cependant ce poison à son amie Leanne, qui les donne à sa mère alcoolique sans-abri. « L'époque de l'industrie était révolue, et les ossements des chantiers navals de Clyde et de Springburn se trouvaient autour de la ville comme des dinosaures pourris. Les métiers et le travail de leurs pères n'avaient plus d'avenir. Les hommes perdaient leur masculinité même »
On le voit, ce ne devait pas être la joie et la fête tous les jours dans les quartiers désindustrialisés de l'Angleterre thatcherienne. La couverture du livre, une photo de
Peter Marlow, est d'ailleurs assez illustrative de l'ambiance. On pense très vite au splendide « Les Cendres d'Angela » de Frank McCourt (1997, Belfond, 432 p.), et autres romans plus ou moins populistes (par exemple «
Une Vie comme les Autres » de
Hanya Yanagihara (2018,
Buchet Chastel, 942 p.) pavé indigeste plein de clichés.
Il faut reconnaître que Glasgow n'est pas naturellement une ville accueillante.