La Mort d'Ivan Illitch - Maître et serviteur - Trois morts

"C'est fini !" dit une voix au-dessus de lui.
Il entendit ces mots et les répéta dans son âme.
"Finie la mort ! songea-t-il... Elle n'existe plus !"
Ivan Illitch aspira une bouffée d'air, s'arrêta à mi-souffle, étira ses membres et mourut.

"S'il en est ainsi, se dit-il, si je quitte la vie avec la conscience d'avoir gâché tout ce qui m'a été donné et que c'est irréparable, alors quoi?" Il se mit sur le dos et commença à passer en revue toute sa vie d'une façon entièrement nouvelle. Le matin, quand il vit le laquais, puis sa femme, puis sa fille, puis le médecin, chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles lui confirmaient l'horrible vérité qu'il avait découverte cette nuit. En eux il se voyait, en eux il voyait ce dont il vivait, il voyait clairement que tout cela n'était rien, tout cela n'était qu'une énorme et affreuse imposture qui dissimulait et la vie et la mort."⁠

Rien ne le faisait souffrir comme le mensonge, ce mensonge généralement admis et adopté qu’il était malade, mais point mourant, qu’il lui suffisait de se soigner, de rester tranquille, pour que tout s’arrangeât pour le mieux. Et cependant, Ivan Illitch se rendait parfaitement compte que les soins médicaux ne pouvaient avoir qu’un résultat : des douleurs artificiellement entretenues et la mort...

"Vivre, je veux vivre !" se disait-il.

[Léon TOLSTOÏ, "La mort d'Ivan Illitch", chapitre XI, 1886 - traduction de Michel R. de Hofmann, édition "Les Classiques de Poche, Le Livre de Poche, page 87]

- Nous ne risquons pas de geler ? dit Vassili Andréïtch.
- Et puis après ? Si ça nous arrive, on s'y fera, dit Nikita.

"Oui, je comprends, Vassili Andréïtch ; je crois que je vous sers bien, non ? Je me donne du mal comme pour mon propre père . Je comprends très bien", répondait Nikita qui comprenait très bien que Vassili Andréïtch le roulait, mais qui, en même temps, se rendait compte qu'il ne servirait à rien d'essayer de tirer au clair ses comptes avec lui, et qu'il fallait bien rester tant qu'il n'avait pas d'autre place, et se contenter de ce qu'on lui donnait.

Le seul point brillant était là-bas, en arrière, au commencement de sa vie : ensuite tout devenait de plus en plus noir et tout allait de plus en plus vite. "En raison inverse du carré de la distance qui me sépare de la mort", pensa Ivan Ilitch. Et cette image d'une pierre filant vers le bas à une vitesse croissante l'atteignit en plein coeur.

Ivan Ilitch est mort. Magistrat russe, plutôt brillant dans son métier et d’une famille anoblie par ses charges, Ivan Ilitch est mort. Cette nouvelle tient en peu de mots et ne bouleverse pas l’entendement de l’Humanité.

A l’heure de notre mort nous viennent sans doute (et trop tard) les vraies questions : ai-je vécu en vérité avec moi-même et au monde, ai-je fait les bons choix…

C’est trop souvent à son terme que l’on interroge réellement le sens de son existence. C’est que Tolstoï fait vivre ou plutôt mourir à Ivan Ilitch.
Rien de très neuf, mais un regard nostalgique aiguisé du maître russe sur les catégories sociales de la Russie tsariste et par-dessus tout la description de sentiment humains peu avouables comme tant de mesquineries qui nous habitent tous et que l’on se garde bien, souvent, d’assumer.

Ajouté à cela une histoire de non-amour et vous aurez un moment de triste réalité de la vie, jusqu’à son terme.

En effet, Caius est mortel. Il faut qu’il meure. C’est la loi. Mais moi, moi, Vania, moi, Ivan Illitch, avec toutes mes pensées, toutes mes sensations, n’est-ce pas autre chose ? Il est impossible que je doive mourir. Ce serait trop affreux !
(p. 57, Chapitre 6).

En dehors des considérations que cette mort faisait naître en chacun, sur les mutations et les éventuelles promotions dans le service qu'elle pouvait entraîner, le fait même de la mort d'une proche relation provoqua comme toujours chez tous ceux qui l'apprirent un sentiment de joie : "C'est lui qui est mort et non moi."