« Un être meurt, et c'est seulement un être de moins sur terre; moi, le monde disparaît. »
Simone de Beauvoir, Cahiers de jeunesse
Cet aphorisme pourrait presque à lui seul résumer
La mort d'Ivan Ilitch. du point de vue d'Ivan Ilitch, sa propre mort est un scandale absolu, tandis que celle des autres s'inscrit dans l'ordre naturel des choses. S'il reconnaît que le syllogisme « Caïus est un homme ;
tous les hommes sont mortels ; donc Caïus est mortel » est tout à fait juste s'agissant de Caïus, il ne peut se résoudre à le trouver juste s'agissant de lui-même. Lui n'est ni Caïus, ni un homme en général, il est un être singulier et à part, avec son histoire, ses sentiments, ses bonnes et ses mauvaises actions.
Et naturellement, ce qu'Ivan Ilitch et
Simone de Beauvoir pensent et expriment si douloureusement, la plupart d'entre nous le pensons également. Notre mort, c'est la fin du monde, celle des autres, ma foi… cela concerne les autres. Ainsi, l'agonie et
la mort d'Ivan Ilitch, si atroces du point de vue d'Ivan Ilitch, ne sont-elles pour les autres, médecins, collègues, amis et proches, qu'un désagrément venant contrarier le déroulement ordinaire de leur existence. Tandis qu'Ivan Ilitch se met à observer anxieusement la progression de son mal, ses amis soupirent d'ennui, sa femme et sa fille, alors en pleine saison mondaine, lui reprochent son humeur maussade et regardaet ailleurs. La plupart du temps, Ivan Ilitch se mure dans un silence farouche, et les rares fois où il cherche à se confier ou à trouver du réconfort auprès de ses proches, ceux-ci se dérobent. C'est qu'on ne parle pas de ces choses, c'est parfaitement inconvenant.
Dans La recherche du temps perdu, il y a un épisode à la fois tragique et désopilant que j'affectionne particulièrement. Swann, terriblement malade et affaibli, rend une visite de courtoisie aux duc et à la duchesse de Germantes, au moment où ceux-ci s'apprêtent à sortir. La duchesse, tout en achevant ses préparatifs, lui renouvelle sa demande de les accompagner, le duc et elle, lors d'un voyage en Italie. Comme Swann lui répond que cela ne se pourra très certainement pas, elle le somme de lui en donner la raison, s'étonnant d'ailleurs, un brin offensée, qu'il puisse savoir à dix mois d'avance que cela lui sera impossible. Pressé par la duchesse, Swann finit par concéder que s'il ne pourra pas effectuer ce voyage avec eux, c'est parce qu'il sera mort depuis plusieurs mois.
« Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. »
Il y a une immense différence, néanmoins, entre Swann et Ivan Ilitch. Swann aborde la maladie et la mort avec son élégance coutumière, détachée et courtoise, Swann ne se fait aucune illusion sur les autres et sur lui-même, tandis qu'Ivan Ilitch se révolte contre le sort qui l'accable, étouffe de colère contre l'indifférence des autres, une indifférence se traduisant par le déni, une minoration constante du mal dont il souffre, un refus d'admettre que ce mal qui le ronge, c'est le lent travail de la mort. C'est cela, le déni, le mensonge dans les rets duquel il se retrouve enfermé comme dans une cage de verre, qui le fait le plus souffrir. Il se débat comme un dément, il voudrait à toute force briser la vitre et entrer en relation avec l'autre, mais il n'y parvient pas et reste seul, livré à lui-même face aux assauts de la douleur et de l'angoisse.
« Dans les derniers temps, le visage tourné vers le dossier du divan, il vivait tellement seul au milieu d'une cité populeuse, de ses nombreux amis, de sa famille, que nulle part, ni sous la terre ni au fond de la mer, on n'aurait pu trouver une solitude aussi complète. »
Je ne pense pas que cette solitude effrayante face à la mort soit un cas particulier. Je crois au contraire qu'elle est ce à quoi est confrontée l'immense majorité, si ce n'est la totalité, des mourants. Je l'ai lu dans le regard des rares mourants que j'ai été amenée à côtoyer, mélange d'intense désarroi et de rage froide. Récemment, j'ai assisté aux derniers mois d'une femme qui, sans être une intime, était une personne à laquelle j'étais très attachée. Elle me répétait à chaque fois qu'elle me voyait qu'elle se sentait terriblement seule. Et pourtant, il me serait difficile de trouver une personne plus aimée et plus entourée qu'elle ne le fut. J'ajoute que c'était quelqu'un qui n'avait pas pour habitude de se plaindre. Cependant la découverte de sa maladie et l'annonce de sa mort à plus ou moins brève échéance la rendirent, comme on peut s'y attendre, extrêmement malheureuse. Je la vis s'isoler de plus en plus dans sa cage de verre et, à l'instar d'Ivan Ilitch, osciller sans répit entre espoir déraisonnable et désespoir absolu.
Car la vie pour un mourant se ramène à cela : sa douleur. La douleur frappe d'abord Ivan Ilitch faiblement, avec une relative discrétion, puis, à mesure que les semaines et les mois s'écoulent, de plus en plus fréquemment et avec plus d'ostentation. Chaque fois qu'elle se manifeste, elle réveille en lui cette autre douleur, plus atroce encore : l'angoisse, et celle-ci vient en retour accroître la douleur physique en un cercle vicieux véritablement infernal. Puis, douleur physique et douleur morale fusionnent en quelque sorte, ne le laissant jamais en repos, occultant tout le reste, valant à Ivan Ilitch cette supplique désespérée :
« N'y a-t-il qu'elle de vraie? »