Décennie 90
L’assassin
… Je m’arrêtai à un kiosque pour acheter un bonbon rouge. Il paraît qu’il réduisait la mauvaise haleine de la cigarette. Je ne voudrais pas que les miens se rendent compte que j’ai fumé. Je ne serais pas un bon exemple pour mes frères et sœurs. Je devais veiller à garder intact l’espoir qu’ils plaçaient en moi. Je ne les décevrais pas…
… Je courais les kiosques à journaux. Les attroupements de mes concitoyens ahuris et désemparés devant ceux-ci témoignaient de la carrure de la personnalité que j’avais tuée… Des âmes sensibles sanglotaient, à la vue des photographies du corps de l’écrivain étalé dans la rue, cette rue où je l’avais abandonné dans son sang. C’était troublant pour moi aussi. Et plus encore quand je voyais passer la police. J’avais le sentiment qu’elle m’identifierait en disant : « Voici l’assassin de notre étoile ! ». Et pour que cela n’arrivât pas, j’achetai quelques journaux et je quittai la scène…
Décennie 2010
L’amoureux
… A peine m’étais-je attablé, prêt à piquer du bout de la fourchette les succulents spaghettis de Mère Angélique, dont je humais les effluves des épices, la bouche pleine d’eau, il y eut une secousse provoquée par une violente explosion subite. L’assiette s’envola et s’écrasa contre le sol, pof ! Les spaghettis se répandirent à mes pieds.
Je sortis de la maison, chagriné, épouvanté et ahuri, la fourchette bien en main. Je rejoignis papa dans la rue.
La vendeuse d’ignames avait pris la fuite, abandonnant sa grande marmite et sa brouette renversées. Les ignames traînaient par terre.
Du côté du régiment blindé, une fumée noire montait, montait et montait. Elle se répandait et obstruait la lumière du soleil. La nuit tombait en plein jour. Des débris d’on ne savait quoi chutaient comme des gouttes de pluie, mais, gloire à Dieu, ils ne nous touchaient pas. Les populations décampaient.
Les nouvelles étaient mauvaises, très mauvaises, très inquiétantes. Il y avait des morts et des blessés…
… Une fois que nous étions arrivés à l’avenue du Port, une autre explosion, plus puissante, plus cruelle, plus rugissante que la première, fit encore vaciller la terre et nous projeta au sol comme de simples marionnettes. Papa se remit debout et me releva. Maman agit autant devant nous. Elle réussit à récupérer Alicia qui manquait d’être piétinée par la multitude affolée. Son pagne et ses sandales traînaient à l’endroit de sa chute. Nos sandales à papa et moi aussi. Ma fourchette aussi.
Pour la première fois depuis dix ans de vie sous le soleil, j’avais l’impression de voir l’apocalypse telle qu’on nous la racontait à l’église Saint-Louis. Elle était bien là, déchirante, remuant la terre, lançant des projectiles, éparpillant des flammes, soufflant des habitations, tuant des vies, aussi bien des humains que des oiseaux foudroyés en plein vol, des poissons surpris par la chute d’un obus ou d’une roquette dans les eaux du fleuve.