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EAN : 9782385530549
304 pages
La manufacture de livres (01/02/2024)
4.06/5   55 notes
Résumé :
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière - jours comme nuits - au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son pre... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (24) Voir plus Ajouter une critique
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La réussite de ce premier roman repose sur ses nombreux personnages, tous évoluant aux services des urgences d'un hôpital de banlieue ouvrière parisien :
- Aimée, qui débute son stage d'internat aux urgences , choix qui a surpris sa très bourgeoise famille de médecins mais qui répond à une logique impérieuse très intime.
- Jean-Claude, chirurgien sexagénaire qui n'a jamais quitté le centre hospitalier de Villedeuil dans lequel il exerce depuis une trentaine d'année années; solitaire et mélancolique, il ne sent vivant que lorsqu'il enchaîne vingt heures de garde au bloc
- Laetitia infirmière d'accueil, issu d'un milieu social modeste, a grandi à Villedeuil, aime sa ville ; c'est au lycée qu'elle a rencontré son compagnon, Kamel qui s'aigrit, rongé par la honte depuis qu'il échoue à trouver un travail après de brillantes études,
- Fabrice, médecin au SAMU, en pleine crise existentielle, déstabilisé par la grossesse de son épouse.

Au départ, j'ai trouvé la présentation des personnages très scolaires, comme s'ils étaient écrits pour cocher toutes les cases d'une typologie sociologique convenue brassant toutes les classes sociales et proposant des profils psychologiques dont on devine les réactions. Mais à mesure que leurs caractérisations s'affinent, ils prennent subtilement chair et leurs choix commencent à sortir des ornières initiales.

Cette évolution est d'autant plus visible que l'intrigue est très bien construite, passant d'un point de vue à un autre, pour amener tous ces personnages à se télescoper autour d'un drame, la nuit de Noël. Ce ne sont pas des surhommes, c'est leur humanité qui précipite l'action, ce sont leurs faiblesses émotionnelles ( chagrin amoureux, colère face à une injustice, blessure d'ego, sentiment d'abandon, peur ) qui accélèrent le scénario plutôt que l'inverse.

J'ai également apprécié que Claire Vesin ne surjoue pas le drama. Etant donné l'état du service public de santé, cela aurait été facile de pousser les curseurs du pathos pour racoler le ressenti du lecteur. Mais elle ne va jamais dans cette direction, préférant rester au plus près de la vérité de ses personnages ou au plus près de la réalité du terrain.

L'autrice est médecin cardiologue en région parisienne. Chaque page sur le quotidien du service des urgences de ce centre hospitalier respire l'authenticité. Les descriptions des lieux ( cinq tours prématurément vieillies, la gare de RER à quinze minutes à pied, le café, la ZUP à proximité ) apportent beaucoup à l'immersion du lecteur. En soi, on n'apprend rien qu'on ne sache déjà, mais c'est précis, vivant. le constat est forcément alarmant et rend un bel hommage à un personnel médical qui se bat pour maintenir à flot leur hôpital, avec investissement et dévouement malgré la fatigue liée au sous-effectif.

Mon petit bémol concerne l'épilogue que je n'ai pas trouvé nécessaire. La dernière phrase du dernier chapitre était formidable et laissait ouverte plein de possibles, contrairement à l'épilogue qui, lui, referme la porte en imposant un devenir aux personnages que j'aurais préféré imaginer par moi-même.

PS : on peut suivre l'autrice sur sa page instagram et y retrouver son regard tendre sur son métier et ses patiens https://www.instagram.com/madameledocteur_v_/

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Les urgences à l'hôpital. Comment ne pas se sentir concerné ? Claire Vésin aurait pu réaliser un documentaire, un article de journal ou de magazine. Elle a choisi de prendre la plume, et de nous donner à voir l'envers du décor, les coulisses, les personnages qui nous accueillent lorsque, à bout de souffle, nous débarquons tant bien que mal dans ce lieu qui va nous sauver.
Nous sommes à Villedeuil, une ville fictive de grande banlieue parisienne, Villedeuil et ses tours, sa ZUP, son hôpital.

Quatre personnages s'y rencontrent chaque jour : Jean-Claude, chirurgien qui a largement passé la cinquantaine ; sa carrière, elle est désormais derrière lui. Il n'a compté ni le nombre de ses patients, ni ses heures. A tel point que sa femme et son fils ont préféré prendre le large. Aimée, jeune médecin, a réussi brillamment ses examens et se prépare a choisir un hôpital pour effectuer son internat ; ce sera celui de Villedeuil - elle ne recherche ni gloire ni glamour - et a des raisons personnelles de se perdre en grande banlieue. Laetitia, infirmière née à Villedeuil, voit l'hôpital comme un moyen de promotion sociale. Fabrice, médecin au Samu, connaît mieux que personne les malades qu'il conduit, chaque jour, à l'hôpital.
Quatre personnages forts qui veillent à ce que les malades soient pris en charge dans les meilleures conditions possibles, que les diagnostics soient posés pour que les traitements puissent débuter sans délai.
Mais les moyens font défaut. L'hôpital est dans un état déplorable, fissuré, et le personnel médical a bout de souffle, non remplacé, à la merci d'une erreur... Toutes les conditions sont réunies pour que quelque chose de grave se passe. Que se passe-t-il lorsque le drame survient ? Comment survivre ?
Blanches.... comme les blouses des personnels de santé, comme les nuits de garde, comme les lumières crues des salles de l'hôpital....

J'ai beaucoup aimé découvrir ce premier roman de Claire Vésin, cardiologue qui exerce dans une grande ville du nord de la banlieue parisienne. Elle a su recréer une ambiance, et mettre en relief l'humanité des personnels de santé. de tous les thèmes qui sont développés dans ce roman, c'est celui de la grande solitude qui m'a le plus interpellée. Aimée et Jean-Claude, lessivés après une journée épuisante, n'ont personne à qui parler. La femme et le fils de Jean-Claude sont partis, l'ami d'Aimée a préféré disparaître brusquement. Laetitia est en couple mais son ami, confronté à ses propres soucis, n'a pas de temps à lui consacrer. Fabrice va bientôt être père, et sa femme - qui prépare fébrilement l'arrivée de l'enfant - ne mesure pas à quel point un fossé se creuse dans leur couple.

Comment gérer une charge mentale si forte ? Au final, à Villedeuil ou ailleurs, qui prend soin de ceux qui prennent soin de nous ?


Un roman bien écrit qui donne à réfléchir, et des personnages dont on a beaucoup de mal à se séparer, la dernière page tournée.




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Drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l'intérieur un milieu qu'elle connaît bien, celui de l'hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l'usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l'hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s'exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l'avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C'est lors d'un dîner chez son collègue qu'il lui avait annoncé qu'Aimée, l'une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d'elle. Et puis peut-être que vous aurez l'occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu'elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s'apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l'énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s'apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (...), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l'avance ce qu'on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d'attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C'est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d'année. Laetitia gérera l'accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu'en extrême urgence. C'est alors qu'un drame va se produire et que l'hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d'un engrenage infernal. «C'est tout l'hôpital qui s'est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d'autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d'articles et d'études sur l'état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont 'abnégation force l'admiration.
((Babelio – Lecteurs.com – Livraddict))
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.


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Le titre « Blanches » me plaît... Un beau titre, direct, aveuglant : « blanches » comme les tenues, comme la lumière artificielle qui inonde les couloirs et les salles d'opérations ; nuits blanches des gardes avec trop peu de personnel… le stress et la fatigue. du blanc en contrepoint de cette ville de banlieue parisienne, nommée Villedeuil dans cette fiction, s'inspirant d'un réel étouffant.

Au sein d'un hôpital public qui se fissure de toute part, ils partagent joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu'à ce qu'une nuit cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies.

Jean-Claude Pouillat est un personnage attachant, un chirurgien qui a passé toute sa carrière dans cet hôpital à proximité des tours d'une ZUP. Il est devenu mélancolique et solitaire suite à une vie familiale explosée, sa femme partie au Québec et ses fils loin de lui. Depuis il boit trop. Laetitia est infirmière a l'accueil des urgences. Son rôle est essentiel et elle est très investie. Son compagnon, Kamel, a bien réussi dans ses études, un diplôme d'ingénieur en poche, il passe des entretiens pour obtenir un emploi. Aimée, jeune femme brillante marquée par un amour tragique avec Arnaud, un des fils de Jean-Claude Pouillat, débute l'internat et choisit d'effectuer son premier stage à Villedeuil, pour se rapprocher du père d'Arnaud. Un peu perdue, solitaire depuis la disparition d'Arnaud, elle se sent attirée par Fabrice, médecin au SAMU, marié et bientôt père, ce qu'il vit mal. Les personnages secondaires sont aussi intéressants : Flora et son mari, Gilles, le père d'Aimée, médecin également... Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s'entremêler dans le quotidien stressant des urgences, avec le risque de dérapage toujours possible. Ce qui ne va tarder !

L'écriture est directe, précise et sans détours, juste ce qu'il faut pour décrire, analyser, préparer le lecteur pour la suite, lecture addictive qui empreinte à certains codes du polar. Je ne crois pas avoir vu cela souvent : ces lignes sautées, « blanches » elles-aussi, qui donnent la respiration et la possibilité d'imaginer ce qui vient d'être lu. J'ai noté une grande maîtrise dans la manière de retranscrire les nombreux dialogues. Un découpage rigoureux, mois par mois sur deux années intenses pour Aimée, ce qui cadre bien avec un environnement scientifique très organisé ou qui devrait l'être. Et pourtant l'amour pour les personnages, pour les gens surgit à chaque page.

L'autrice connaît ce milieu, cela se sent, sa parole est juste. J'admire cette écriture, expression irrépressible pour un livre non formatée, montrant dans la mesure l'entre soi à l'oeuvre dans les quartiers, jusqu'à son expression dans la prise en charge des malades. Que de qualités : scénario savamment construit, psychologie des personnages tout à fait passionnante – je me suis cru par moment dans l'excellente série « En thérapie » –, jusqu'à la fin qui sait nous retenir sans tracer un chemin exact car l'avenir est toujours incertain, dépendant de nos choix individuels et collectifs.

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États-Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d'exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd'hui. « Blanches » est son premier roman. Un premier roman poignant. Claire Vesin fait entendre la voix sensible de celles et ceux qui font l'hôpital public et sont marqués à jamais par le combat pour soigner dignement. Un livre reçu dans le cadre de la sélection du Prix du livre Orange qui m'a permis de passer un excellent moment de lecture et de découvrir une nouvelle autrice de talent.

J'ai l'impression que ce sont les professionnels du soin, tels que Martin Winckler (et Claire Vesin…) – Thomas Lilti aussi au cinéma –, qui ont le mieux su traduire ce qui se passe à l'hôpital en produisant des fictions marquantes. Peut-être du fait qu'ils sont au plus près de la vie… et de la mort ? Qu'en pensez-vous ?
******
Chronique avec photo sur Blog Bibliofeel, lien direct ci-dessous

Lien : https://clesbibliofeel.blog/..
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Blanches est un premier roman très maîtrisé, au carrefour très littéraire du politique et de l'intime... Très maîtrisé parce que l'autrice sait raconter une histoire, tout en ayant une plume qui ne recule devant aucune ambivalence ni aucune complexité humaine, ce qui me ravit.

Un premier roman, mais pas une plume sans expérience... car c'est celle de "@madameledocteur_v_" sur instagram, dont les posts extrêmement humains et empathiques nous permettent de garder foi en les médecins. On y retrouve ce ton dans Blanches, avec un résultat empreint d'une mélancolie qui porte tout le texte.

Un premier roman, et à coup sûr, pas le dernier... car lorsque j'ai demandé à l'autrice pourquoi elle a planté son décor au début des années 2010, alors que la dégradation de l'hôpital public ne s'est hélas pas arrêtée depuis, elle m'a répondu : « J'ai choisi délibérément de situer l'intrigue en 2013-2014 car j'ai quitté l'hôpital en 2010 et je sais qu'aujourd'hui, la situation est bien pire que le portrait que j'en fais (intérimaires, recours obligé à des médecins à diplôme étranger pour faire tourner les services, crise sanitaire…). En outre, je continue d'exercer en banlieue et j'ai eu la sensation d'un tournant réel dans la vision de la banlieue et des communautés maghrébines après les attentats de 2015, sujet qui mériterait d'y consacrer un traitement spécifique ».

Alors évidemment, la dégradation de la situation sociale du pays ne fait plaisir à personne. Mais qu'il y ait toujours des écrivains pour nous plonger dans les coulisses en évitant tout manichéisme, ça, c'est une vraie belle nouvelle.

Une autrice est née, et je m'en réjouis follement.
Lien : https://www.20minutes.fr/art..
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critiques presse (1)
LeMonde
11 mars 2024
Le roman de celles et ceux qui font tourner les urgences d'un hôpital public en crise. Le premier livre d'une médecin qui touche au cœur.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pu
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La salle de repos était pleine des victuailles apportées par les uns et les autres : ici aussi, Noël était une fête. Les quelques viennoiseries qui restaient du matin furent méticuleusement rangées sur le plateau en mélaminé, entre la cafetière et la bouilloire. Martine et Sophie, les deux infirmières de box, recouvrirent la table d'un drap jaune de l'hôpital. Elles comptèrent le nombre d'assiettes à installer afin que, au moins pour quelques minutes, ils puissent se serrer les uns contre les autres et trinquer. William avait apporté deux bouteilles de planteur, Sophie du fromage, Martine avait fait une bûche. Aimée, prise de court, avait acheté des barquettes de saumon fumé à la dernière minute.

Jours, nuits, week-ends et jours fériés, ils passaient leur vie ensemble, alors pour les fêtes, les anniversaires et chaque minuscule occasion ils tentaient de se ménager des moments de plaisir à l'abri des regards, porte entrouverte tout de même, et oreilles aux aguets. Ils savaient tous que, sans cela, aucun d'eux n'aurait tenu : il fallait être une grande famille pour supporter la rigueur du métier.
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Il ne fallait jamais céder à la panique, ne pas examiner plusieurs personnes à la suite. Sinon c'était la catastrophe assurée : elle se mettait à les confondre. Il fallait en prendre son parti : jamais elle ne pourrait les soigner aussi vite qu'ils arrivaient.

Rester concentrée.
Ne pas regarder la salle d'attente bondée.
Ne pas écouter les voix agacées, quand elle appelerait le suivant.
Se protéger.
Apprendre à travailler vite.
Trier, séparer le grave de l'anecdotique, garder la tête froide, gérer ses patients.
Appeler les unités, imposer un lit supplémentaire dans leur couloir, ignorer les récriminations au téléphone.
Inspirer. Expirer.
Et passer au suivant.
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Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute.
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Ca craint un peu, non, la ville ?

Personne n’aurait pu situer Villedeuil, mais tous semblaient mieux renseignés qu’elle. C’était la misère, l’hôpital se cassait la gueule, la moitié des postes restaient vacants en permanence.

Au fond, ils n’avaient pas été surpris : on la prenait pour une fille étrange.
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