Erwan, en grandissant, il était du genre nerveux. À lu vous n'auriez pas enlevé les menottes. Il vous aurait déjà sauté au cou trois fois pour vous étrangler - comme quoi on n'est pas toujours les mêmes, les pères et les fils, et si j'ai compris quelque chose dans cette histoire, c'est bien qu'il y a un moment vos enfants, ils ne sont pas le prolongement de vous. Mais combien d'années il faut pour se rendre compte de ça, oh pas tant nous, mais eux, combien d'années il leur faut pour un jour comprendre qu'ils ne sont pas les bras armés de nos rêves et de tout ce que nous n'avons pas fait dans la vie, oui, qu'ils ne sont pas là pour rattraper nos conneries ?
On doit vivre avec l'odeur de ses poubelles, l'odeur de chaque chose faite et digérée et jetée mais qui continue de pourrir à côté de soi jusqu'à l'aube - voilà le prix des mouettes dans la région.
Et puis voilà, l’imbécile, mon fils, il a bien réfléchi, il a bien pesé chaque geste qu’il allait faire et puis il s’est penché sur le taquet fixé au ponton, il a pris l’aussière trempée de sel dans sa main, et il a commencé à desserrer le nœud, tranquillement, à faire glisser le bout dans sa propre boucle pour en défaire l’étreinte et lentement il a retiré la pointe qui empêchait le bateau de reculer. Il a dit : c’est la mer qui m’a demandé de le faire, toutes ces vagues qui s’abattaient sur nos côtes, toutes ces amarres qui maintenaient cet affreux Merry Fisher dans le trop dur clapot, c’était comme un cheval sauvage harnaché dans son box et qui ne demandait qu’à partir, je vous jure, madame la présidente, il hennissait sur l’eau à force de trop de mouvements, oui, franchement, madame la présidente, il fallait que je le fasse.
Et moi je l’entendais raconter ça, et je me disais, à chaque image si précise qui s’installait dans ma tête, je me disais, non, ce n’est pas possible, il n’a pas fait ça. Mais bien sûr que si. Il l’a fait. Il s’est avancé sur le ponton le long de la coque, il s’est approché des autres aussières qui continuaient de retenir le bateau, il s’est accroupi auprès de l’une puis de l’autre et il a desserré chaque nœud, défait un à un tous les bouts qui retenaient le bateau, oui, il les a détachés, détachés dans la tempête.
Et de fait, il fut libre, le Merry Fisher.
J’imagine, comment il a dû cogner comme un fou sur le bois des pontons, comment il a hésité peut-être entre avancer ou bondir ou reculer comme si seulement c’était lui, le bateau, qui décidait quoi que ce soit, comme s’il avait la moindre souveraineté à faire valoir mais en réalité, sur n’importe quelle mer un peu nerveuse, un bateau, qu’il appartienne à Lazenec ou au premier imbécile venu, ni la coque bien propre ni les quatre cent chevaux qui reposaient sous les deux moteurs aux hélices relevées, rien de décidait de quel côté il se ferait balancer, ni quel rocher ou digue ou coque il irait cogner en premier, maintenant qu’il était comme un jouet d’enfant dans une baignoire agitée par tous les dieux de la vengeance et de la justice réunis, bientôt déchiqueté sur la côte et se remplissant d’eau.
Dans la vie si on regarde bien, tout converge en quelques points et puis le reste du temps, rien, ou plutôt si, le reste du temps, on paye les pots cassés.
Pourtant, nous étions rodés, nous, les habitants, habitués à voir débarquer de temps à autre un hurluberlu qui nous prenait de haut, expliquant qu'on ne savait pas s'y prendre avec notre paysage, nos kilomètres de côtes sans un hotel-restaurant ni un parking digne de ce nom, sans une résidence un peu luxueuse pour profiter de la vue, avec cette lumière si belle qui traverse la roche en fin d'après-midi, le calme des fougères qui ont l'air d'absorber toute la douleur du vent - bien sûr, moi aussi je peux vous vanter les lieux, moi qui les aime plus que tous les margoulins de la terre. (..)
Mais ce n'est pas comme ça qu'on vit avec les choses, pas en les vantant à tue-tête dans les colonnes des journaux.
Au moment où j'ai quitté les affaires publiques, elle a commencé à trouver que je passais trop de temps à la maison, comme quoi nous, les hommes, il vaut mieux qu'on soit occupés, sinon visiblement on devient insupportables, à se poser devant la cheminée pour fumer plutôt que, je ne sais pas, laver les vitres ou passer l'aspirateur, alors qu'on peut rentrer à minuit tous les jours d'une réunion municipale, elles trouvent ça normal.
Pour vraiment savoir ce qu'il s'est passé à ce moment-là, c'est à une mouette qu'il faudrait le demander.
Erwan, je m'en suis bien occupé. Toutes ces années ensemble, je ne l'ai jamais laissé trainer seul dans le bourg désert, je ne l'ai jamais planté à l'arrêt de bus avec les autres garçons de son âge, avec cette habitude qu'ils ont de venir s'ennuyer là, sous l'abri de béton les longs samedis après-midi
«Article 353 du code de procédure pénale : la loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs: Avez-vous une intime conviction ?»
Les grands boxeurs le savent, que seulement quand le jeu de l'autre est dans leur boite, c'est à dire seulement quand il est enfin enfermé dans leur cerveau comme sur le plateau d'une petite boite à musique, là, oui, ils savent qu'il peuvent combattre mais avant ça, avant ça vous prenez des coups, et puis c'est tout. Et plus vous prenez des coups, moins vous êtes lucide, et moins vous êtes lucide, plus vous prenez des coups, vous comprenez ?