Citations sur Jours sans faim (205)
Elle a peur de guérir, voilà tout. Elle s'accroche à cette maladie comme à la seule façon d'exister. Elle n'a pas d'autre identité, elle défend les vestiges de sa maigreur comme les derniers signes de sa présence.
Elle garde au fond d'elle, dans les zones creuses de son corps, entre les côtes, entre les cuisses, un petit nid pour Lanor.
Si elle reprend une apparence normale, elle deviendra translucide, comme une petite flaque de graisse fondue au fond d'une poêle.
Si elle guérit, elle s'effacera aux yeux du monde, elle se noiera parmi les autres.
Il faudra sortir de nulle part ces blessures intactes conservées en chambre froide, pour tenter d'expliquer la construction ou le choix du symptôme. Dans le désordre souvent, il faudra extraire avec précaution ces souvenirs entreposés comme des cochons égorgés, suspendus par les pieds, leur peau maculée de sang séché, il faudra lutter pour ne pas faire marche arrière, à cause de l'odeur de pourriture qui les étreint et qui empêche qu'on s'y attarde trop longtemps
Vous n'avez pas besoin de mourir pour renaître. Elle avait écrit ces mots quand elle était rentrée chez elle. Ces mots ensuite avaient fait leur chemin.
Elle voudrait lui dire combien elle a peur de cette habitude qu'elle reprend malgré elle : manger.
Elle avale chaque morceau en se disant qu'elle pourrait aussi bien ne pas le faire, que sa volonté est entière. Elle cherche la preuve de sa puissance intacte, j'arrête quand je veux, quand j'aurai repris des forces, juste de quoi survivre.
Elle mange pour sauver son corps, parce qu'elle ne veut pas mourir.
Laure y pense comme au temps d'avant, celui de l'insouciance. Sans le savoir, elle mangeait des chips imbibées d'huile et du fromage à soixante pour cent de matière grasse. Sans le savoir, elle était libre.
Ce n'est jamais assez, cet amour qu'on lui donne. Son père souffre d'être mal aimé, il souffre de ce vide qu'il creuse autour de lui, peu à peu, malgré lui. Il souffre d'un mal étrange, un mal qui le ronge aussi. Il détruit tout, les attaches, les sentiments.
Elle comprend que son corps n'était plus capable de ressentir autre chose que la peur et le froid. Elle voulait devenir transparente, courir les rues en se cognant les genoux, sans jamais s'arrêter. S'éthérer, tituber, mais tenir. Dans cette quête insensée, passionnelle, elle cherchait l'isolement, l'indifférence aussi. Ne plus pleurer, ne plus entendre, ne plus sentir.
À voix haute les insultes, à voix basse la compassion.
Quand Laure était enfant, sa mère voulait mourir. Elle parlait du suicide comme d'un acte très noble mais très triste aussi. Quand Laure avait dix ans, le frère de sa mère est mort. Il s'est tiré une balle dans la tête. Le matin même, il avait acheté son litre de lait. Laure se souvient de ça, ce détail absurde qu'elle avait entendu au détour d'une conversation, il avait acheté son litre de lait. Un peu plus tard, le cousin de sa mère aussi. On ne sait pas s'il avait fait ses courses. On sait seulement qu'après, ces morts-là rongent les familles par petits bouts. Sa mère venait de perdre son troisième frère, sa mère disait c'est un tel effort de vivre.
Dans son lit, Laure est en sueur. Le cœur bat vite. Une journée d'hôpital qui commence, la même qu'hier peut-être, ou bien la même que demain.
Elles partagent le soir les confidences d'une folie en miroir. Une fois Laure prend dans ses bras ce petit corps secoué de sanglots. Dans la chambre d'Anaïs flotte une odeur suave de confiture.
Le docteur Brunel est aussi un émetteur non verbale de haute capacité.
"Il vous reste combien de kilos pour sortir ? Ah, quand même. Enfin si vous ne jetez pas votre nourriture dans les toilettes, vous allez finir par y arriver. [...] Après tout, c'est une question de volonté.[...]"
La bleue tourne les talons. Elle porte cette fois un manteau mauve hideux. Sur le pas de sa porte, Laure la regarde s'éloigner. Un peu plus elle verserai une larme. C'est pas possible d'être sensible à ce point. Un peu plus elle lui agiterait le mouchoir en la remerciant pour tous les monologues qu'elle lui a infligés, toute cette connerie en tube qu'elle déversait, y avait pas moyen de refermer le bouchon. C'est vrai, elle est presque triste. Toute cette solitude qui colle aux gens, ça fout le moral à zéro, c'est tout.