Aujourd'hui, grâce aux avancées médicales et scientifiques, nous avons l'impression de bien connaître notre corps. Mais notre rapport au corps n'a pas toujours été ainsi. le corps aussi a une histoire et son dressage est loin d'être anecdotique. « Tiens-toi droit, relève-toi, rentre le ventre, dégage les épaules, lève le menton, sors la poitrine: redresse-toi ! ».
Georges Vigarello, ancien professeur d'éducation physique, agrégé de philosophe et historien, publie à nouveau, quarante ans après sa première parution, sa thèse de doctorat : «
le corps redressé ». Tout le travail de
Georges Vigarello porte sur l'histoire des représentations et des pratiques du corps. Il obéit à un projet bien particulier : montrer combien ces représentations et ces pratiques révèlent, dans leurs trajets historiques, des changements majeurs de culture sinon de société.
Depuis quarante ans, l'auteur creuse ces sillons et vient très récemment d'ailleurs de publier un ouvrage qui porte sur le corps susceptible d'être agressé (violence et viol) avec « Histoire du viol, XVIe-XXe siècles ». Dans «
le corps redressé », il offre une vision historique et donc évolutive du corps et de ses représentations. Ses préoccupations portent sur le corps avec ses normes et sur les pratiques destinées à l'embellir, à l'entretenir.
L'hypothèse forte qui est à l'origine de cette thèse c'est que les représentations du corps changent avec le temps et que ces évolutions nous en disent beaucoup tant sur nos corps que sur la manière de les penser tout au long du continuum historique. Il porte donc une attention très forte, d'un point de vue historique, aux déplacements des seuils de sensibilité permettant de qualifier les normes de l'attitude physique.
« le corps est le premier lieu où la main de l'adulte marque l'enfant » à partir de ce constat, sa réflexion se nourrie de deux types de questions :
1. Comment se fait-il que nous soyons contraint d'obéir à des normes corporelles ?
2. Comment se représente-t-on son corps ?
Il nous montre qu'à la Renaissance le fonctionnement du corps est compris comme totalement inféodé aux humeurs, liquides corporelles et autres flegmes. Dans ces conditions, ce qui importe à l'époque, c'est la gestion de ces liquides : le corps de l'enfant est vu comme une pâte molle que l'on peut façonnée avec la main. Au dix-huitième siècle cette représentation évolue vers un fonctionnement désormais comprit comme relatifs aux nerfs, aux courants et aux tensions. Enfin plus près de nous le corps est associé à la combustion, il devient une sorte de bruleur énergétique et ce qui importe désormais ce sont les combustibles, l'oxygène bien sûr, mais aussi les aliments. Il faut lui fournir les aliments en qualité et en quantité requise pour un fonctionnement optimal.
Traité un tel sujet de manière historique pose forcement la question des sources. L'auteur a développé une méthodologie tout à fait singulière axée sur un recours aux textes qui sont sa source dominante.
Il prend des indices dans les lettres, dans des remarques de médecin, dans la littérature qui fournit un reflet de l'immédiat et du concret (
Proust, pour la période plus récente est une mine à cet égard).
Mais les silences eux-mêmes peuvent être évocateurs, car il y a les informations que l'on trouve et celles dont on trouve l'absence. Au dix-septième siècle, par exemple, la littérature laisse très peu de place à l'intériorité, ce qui en soi est une information historique.
Cette histoire est aussi l'occasion d'observer les contraintes volontairement posées sur le corps, dont les premières cibles sont les femmes et les enfants. C'est bien sûr une histoire de pouvoir. le pouvoir de la main de l'adulte d'abord qui à la Renaissance doit modeler le corps de l'enfant comme une argile molle. Cette main va trouver des substituts matériaux et mécaniques au dix-septième siècle avec notamment l'instauration du corset. Dans la période suivante avec Rousseau le dispositif est considéré comme par trop douloureux et la contrainte se déplace en terme de mouvements qui vont évoluer vers une gymnastique maniaque, de plus en plus précise où il sera question de gestion d'énergie et prise de conscience de son propre corps.
Pourtant et de manière paradoxale ; cela ne va pas aujourd'hui sans l'affirmation du sujet, l'individualisation des normes, la singularité, la non unicité des modèles (penser au Yoga par exemple).
Cet ouvrage est tout à fait passionnant et la lecture ne se départit pas d'un appétit gourmand, malgré ses 430 pages denses.