Un lecteur peut beaucoup exiger d'
ArkOne – en complexité narrative, en apport philosophique, en subtilité psychologique ou en belle poésie –, car il recevra toujours, par l'éveil graduel de son esprit, une matière satisfaisante qui répondra à ses attentes, et même, les dépassera. Un lecteur peut beaucoup exiger d'
ArkOne, à l'exception d'une chose qu'il n'y trouvera jamais – la facilité. Il n'y a pas de chapitre, dans
ArkOne, qui soit plus négligé qu'un autre, où la négligence serait un relâchement, un écart d'innocuité propice à la dérive indolente du lecteur, un début de péripétie divertissante et banale. Il n'y est pas d'anodin : on n'y lit pas pour « passer » une scène ou pour expédier un épisode émotionnel nécessaire à la suite. D'ailleurs, on n'y lit pas comme on a l'habitude de lire, souvent, au point qu'on doute qu'il puisse exister un pareil récit derrière cette couverture nette et sobre, tant c'est un livre qui ne ressemble pas aux autres.
Pourtant,
ArkOne n'impose pas de difficultés spécieuses susceptibles de sélectionner d'emblée un unique profil de lecteurs : chacun y puise un contenu à sa mesure, selon qu'il est plus ou moins prêt à certaines réalisations sur lui-même et sur le monde, selon ce qu'il se sent l'audace d'intégrer à sa première lecture, sans pour autant perdre l'intérêt du récit qui comporte bien des dimensions d'analyse et des enseignements. Quelques-uns se plongeront aussitôt, dès l'ouverture du roman, dans un enchaînement fluide et accaparant de mystères à résoudre, de rebondissements qu'on essaie d'anticiper, de véraces tourments intérieurs et de beautés contemplatives. Ceux-ci liront sans gêne, glisseront aisément sur les mots, de pages en pages, appréciant ci et là, par touches constantes, une formule dont la justesse les émouvra durablement, une succession de sonorités délicates et savamment agencées, jusqu'à se soucier sincèrement du sort de Robbie et de Susan, et du formidable dénouement de la cité d'
ArkOne. D'autres ne se contenteront pas de ce simple passage des yeux sur les phrases – il voudront, en plus de l'agréable, démêler la profondeur exacte du récit, s'attarder sur le sens des mots et révéler entièrement sa portée, car ils se seront aperçus que l'auteur leur pose, presque à chacune de ses expressions nouvelles, le défi d'en comprendre véritablement l'entière intention, sachant que tout y est accessible après quelque effort de réflexion, rien n'y est placé hors d'atteinte. C'est ainsi qu'un lecteur très minutieux et appliqué peut, très vite, tout augurer d'
ArkOne, s'il « étudie » avec lenteur, parfois plusieurs fois, pour ne rien manquer de la multitude d'indices et de nuances qui s'y disséminent, et ainsi saisir l'amplitude de chaque proposition qui n'est jamais qu'un seul effet de style.
Aussi,
ArkOne n'est pas seulement d'une beauté cadencée, quasi versifiée, comme un objet qu'on ne ferait que contempler : elle est une invite à une certaine complexité de figuration et de pensée. On n'y trouve pas que des mots qui sonnent « bien », pas que des envolées lyriques, mais le souci premier d'y transmettre une juste idée, à ce point exacerbé et poursuivi qu'il se manifeste en longues déclinaisons de métaphores et d'impressions proches – « comme », « comme si » – qui explorent chaque abord possible et ne sacrifient à aucun blanc, nul non dit, cherchant avant tout la traduction précise et exhaustive de ce qu'elles ambitionnaient d'exprimer. Parfois, le sens usuel des mots n'y suffit pas, et il y faut une licence supplémentaire que l'auteur s'approprie au service de son idée, plus large, moins évidente pour un lecteur habitué aux évocations stéréotypées, que son « mentor » n'abandonne pourtant jamais sans les outils nécessaires à sa compréhension. Tout cela est un rythme et une ampleur, mais est également une lourdeur, et quelque fois, quand on ne laisse rien « passer », un labeur de lecture : c'est précisément que ce qui est dit là, plus loin, dit toujours « autre chose », par degrés progressifs, mais aussi par insistances – rien n'est entamé qui ne serait pas ensuite fini, exploité jusqu'au bout, rien n'est une rêvasserie confortable qu'on laisserait ensuite joliment planer, sans solide conclusion.
Il n'y a pas de banalité dans
ArkOne – ou du moins, la banalité y revêt la forme d'un récit sensible et dense, qui incarnerait autre part, dans une oeuvre moins aboutie, l'apogée d'un style, tandis que les phrases les plus fulgurantes y sont d'une pertinence et d'un effet proprement stupéfiants. Les scènes classiques d'un roman de science-fiction y sont entièrement revisitées, si bien que les dialogues et les actes les plus familiers ne semblent jamais avoir été décrits, auparavant, semblablement que dans
ArkOne. Notamment, il s'y trouve tout un symbolisme singulier, qui l'éloigne des récits ordinaires : un chapitre est une petite oeuvre à part entière, individuelle, pièce autonome et distincte qui participe par une révélation inédite à l'ensemble du récit, tout en constituant une sorte de « fin » en elle-même. le lecteur est tenté, à l'issue d'un tel chapitre, de ne pas tourner immédiatement la page, le temps d'intégrer pleinement cette nouvelle perspective, peut-être de méditer un peu sur ce morceau de réflexion qui appelle à une pause pensive autant qu'à un suspense et une immersion. Les titres des chapitres eux-mêmes annoncent une scène symbolique, qui synthétise une étape psychologique ou le sursaut d'un acte titanesque, fondation d'un genre de mythologie « warienne » – non pas que les scènes d'action y soient abondantes et ridiculement « mythiques », car elle sont en vérité rares et d'une sobriété réaliste, sans ressorts ou exagérations invraisemblables, mais les nombreuses introspections consistent à chaque fois en une grande et flagrante révolution tant à l'endroit des personnages que du lecteur qui s'en édifie, initiatiques.
Un personnage, Susan. Susan est extraordinaire, ou plutôt, extraordinairement femme. Elle n'éclipse pas la complexité narrative, les indices savants, la profondeur du style, les autres personnages tels Robbie lui-même, le Dr. Calvin ou le Général Harper, mais elle est à elle seule une réussite d'exactitude – des mots faits « femme ». Elle est l'âme du récit. Parfois, elle semble plus humaine que nous-mêmes, elle nous « autorise », nous « permet », nous « ouvre » de nouvelles perspectives psychologiques, encore jamais expérimentées. Elle paraît, au départ, le seul appui « sympathique » – entendre ici, qui fait écho en nous – d'un récit qui rend par ailleurs une tonalité irréelle et aberrante, trop épurée, immaculée, loin de l'ambiance rassurante d'un ouvrage commun où se discerne une agitation « humaine », échanges badins, schémas familiaux, descriptions prosaïques de fonctionnalités et d'activités. Tout un espace y est vacant, vide d'images amicales – il y manque les fondements d'une société normale, la sophistication artificielle de tout ce qui a rapport avec les hommes. On ne sait pourquoi, on le devine néanmoins, on le soupçonne en loin, et puis on doit tout remettre en doute, alors qu'on pensait avoir tout compris – Susan, vraiment, est différente, et puis Robbie l'est encore différemment, mais… Et ainsi de suite, on n'ignore tour à tour de quoi chacun est fait, on s'interroge et on vacille, jusqu'au verdict final. Alors, on veut chercher dans les indices antérieurs la confirmation de nos premiers soupçons, sans réussir à les situer précisément, tant ils sont multiples et nombreux – à la fin, on souhaite même relire le tout, parce que cette seconde lecture sera encore meilleure, augmentée de ce qu'on aura déjà assimilé et qui nous fait comme un vertige et un questionnement dont on ne peut immédiatement se défaire. On a été soufflé du dénouement, malgré nous, parce qu'il se mêlait encore trop étroitement dans nos esprits les concepts d'homme et de robot, et qu'on avait pas bien saisi le gouffre qui les séparait, et le robot dans l'homme, et l'homme dans le robot. On est surpris, enfin, d'avoir gagné ainsi en matière, en complexité, car le récit est d'une évidente gradation de style et de sens, et il n'y est pas de facilité quant au « mal » à discerner et au « bien » à célébrer, chaque idéal, chaque aspiration, après avoir été longuement dépeints, s'y voyant jetés à bas, jusqu'au triomphe du tout dernier – mais là encore, est-ce vraiment un triomphe, ou bien la suite, un potentiel tome deux, renversera nos certitudes et stimulera une fois de plus notre profondeur et nos capacités de raisonnement ?