Après "Les ingénieurs du chaos" de Giuliano da Empoli (le 12/9), place aux "
Ingénieurs de l'âme" du journaliste et écrivain néerlandais
Frank Westerman. En fait, il s'agit d'un livre que j'ai lu tout de suite après sa parution en 2002 en version originale, mais qui m'avait tellement impressionné que je l'ai relu avec plaisir pour mes ami-e-s sur Babelio, en traduction, pour pouvoir citer à l'aise. Une fois n'est pas coutume de bénéficier de ce confort.
Lorsque le journaliste
Frank Westerman a décidé, en 2002 à l'âge de 38 ans, de se consacrer à la seule écriture de livres, personnellement j'ai regretté, car il a été un des tous meilleurs de sa profession. Je n'oublierai jamais comment il a réussi, avec un unique autre reporter, à pénétrer à Srebenica, où les Serbes ont massacré 8000 Bosniaques en juillet 1995. de 1997 à 2002, il fut le correspondant de plusieurs grands quotidiens néerlandais à Moscou et de Russie il a envoyé à Amsterdam des reportages mémorables.
Non pas, que je n'apprécie point l'auteur. Au contraire, de ses 11 livres publiés, j'ai fort aimé entre autres "La république du grain" , "
Ararat" et "
El negro et moi". Surtout ce dernier ouvrage est original : au musée d'histoire naturelle à Banyoles en Catalogne, l'auteur voit le corps d'un Bushman, naturalisé et exposé comme un animal. Il veut savoir qui était cet homme.
C'est lors de son séjour dans la capitale russe que
Frank Westerman a écrit son ouvrage remarquable et remarqué, car traduit en beaucoup de langues, des
ingénieurs de l'âme. Un ouvrage ambitieux, puisqu'en même temps historique, politique, philosophique et littéraire et qui a dû demander une sacrée préparation : épluchement des archives, lecture des tonnes de livres et de documents et maintes visites autour de la Russie et du Turkménistan pour soit voir des traces des travaux gigantesques en l'URSS de Staline, soit rechercher et interviewer des témoins.
Si le terme "ingénieur de l'âme" à été forgé par le romancier
Iouri Olécha (1899-1960), c'est bien
Joseph Staline (1878-1953) qui s'en est accaparé, à partir de 1932, pour désigner les auteurs qui étaient sollicités, par leurs écrits, contribuer activement à la victoire du communisme.
À cette fin fut créée "l'Union des Écrivains Soviétiques" et
Maxime Gorki (1868-1936) en devint le membre numéro un, avant d'en être bombardé Président. Gorki est le pseudo d'Alexis Pechkov et signifie "l'Amer".
Pour le petit père des peuples le roman "
La Mère" ((Мать") de son pote de 1907 doit servir comme exemple à tous les auteurs soviétiques.
Gorki était également en charge de la gestion de la maison d'édition de l'État et d'un fonds culturel, ce qui lui a permis d'aider le jeune Dmitri Chostakovitch à terminer le conservatoire, d'accorder à
Ivan Pavlov (1849-1936), Prix Nobel Médecine 1904, une ration académique pour survivre, tout comme à
Isaac Babel, une "bourse de voyage littéraire" pour la même raison. Ce qui n'a pas évité au célèbre auteur d'Odessa d'être fusillé à 45 ans, en janvier 1940, pour trotskiste et espionnage en faveur de la France ! Son protecteur était mort depuis 4 ans.
Les membres éminents de l'Union des Écrivains étaient suivis de très près afin que leur
oeuvre soit tout à fait conforme aux vues et conceptions du "Vojd" ou guide au Kremlin. Pour "l'encadrement" efficace, il y avait évidemment la NKVD ou police secrète.
Pas étonnant que dans ce climat, certains auteurs, comme
Andreï Platonov (1899-1951) par exemple, furent réduits au silence, que d'autres, comme
Boris Pasternak (1890-1960) - pour n'en mentionner qu'un seul - eprouvèrent des difficultés à se faire éditer, qu'encore d'autres préféraient se suicider, comme notamment la poétesse
Marina Tsvetaïeva, en 1941 à 48 ans.
Et Babel n'est pas le seul artiste à avoir été liquidé, il y avait également
Ossip Mandelstam, mort dans un camp de passage en route pour Kolyma en Sibérie et jeté dans une fosse commune en 1938 à l'âge de 47 ans. Sans oublier l'écrivain
Boris Pilniak, fusillé la même année 1938 à l'âge de 43 ans.
Combien de vies et de talents ne furent pas massacrés par pure folie ?
Frank Westerman consacre aussi quelques chapitres de son ouvrage de 345 pages aux grands travaux d'infrastructure, tels les canaux Volga-Baltique, Turkmenbashi, Biélomor etc. dont la construction a causé la mort à des dizaines de milliers de travailleurs, prisonniers et forçats.
Les écrivains et poètes étaient, bien entendu, supposés admirer les résultats de ces travaux. Ainsi
Constantin Paoustovski (1892-1968) a publié un ouvrage intitulé "Kara-Bogaz" ("Gorge noire" en Turkmène) en 1932 sur des travaux importants dans cette lagune à lest de la mer Caspienne. En 2000,
Frank Westerman a découvert que Paoustovski n'y a jamais mis les pieds.
"
Ingénieurs de l'âme" est peut-être un livre relativement complexe à lire, mais qui récompense les courageux.