C'est d'abord un texte écrit pour un "seule-en-scène". D'où son oralité travaillée qui fonctionne très bien et rend sa lecture facile. C'est aussi une oeuvre didactique, sans trop de pédanterie, mais avec beaucoup d'humour, ce qui, là aussi, aide à tourner les pages.
Alice Zeniter y dit deux choses : primo, il y en a marre de cette trame narrative héritée d'une société patriarcale où un mec-qui-fait-des trucs occupe le devant de la scène et jamais une femme ; secundo, par quoi remplacer cette trame narrative, ben là, c'est plus compliqué et elle ne sait pas vraiment, ce qui a le mérite de la franchise.
Si vous avez envie de vous cultiver à bon compte en riant un peu, n'hésitez pas. Vous apprendrez ce qu'est le schéma narratif habituellement utilisé dans les oeuvres de fiction depuis
Aristote et sa
Poétique, vous aurez droit à un rappel de sémiotique saussurienne, et vous vous délecterez de nombreuses références grand public qui vous permettront de tout bien comprendre.
Si vous pensez qu'Alice a du talent, mais qu'elle n'est pas honnête-honnête, un peu autocentrée et très dans son époque, genre "je déteste pas les hommes, mais ils ont suffisamment pris leur pied depuis les chasseurs-cueilleurs, alors s'ils pouvaient s'invisibiliser un peu pour que j'existe... euh, pardon, pour que nous les femmes nous existions..." eh bien, passez votre chemin et lisez plutôt
L'Art de perdre, le roman qui l'a fait connaître.
Ne vous inquiétez pas, j'argumente. Une phrase comme "Parce que je n'en peux plus des récits de chasseurs, des récits d'hommes remarquables qui font des trucs, des récits répétés en boucle des dominants, des récits triangulaires, des récits qui invisibilisent" peut vous interroger sur le type de littérature qu'Alice lit. Vraiment, la littérature francophone depuis le Nouveau roman, ce sont ces récits-là ? Très franchement, le mec-qui-fait-des-trucs, même remarquables, ne tient plus la corde depuis les années 50 et l'un des reproches adressé à la littérature hexagonale des années 90-2000 a été la disparition du récit classique - le fameux schéma narratif d'
Aristote - au profit d'une littérature auto-centrée, souvent de non-fiction, du genre "moi et mes émois". Sérieusement Alice, depuis
Clément Marot et
Maurice Scève, que tu cites comme suppôts d'une littérature patriarcale, ce qui n'est pas difficile, vu que le premier écrit à la fin du Moyen-Âge et le second pendant la Renaissance - là t'es franchement déloyale, même si c'est pour les besoins de la cause -, on a fait un peu de chemin, non, tu crois pas ? le XIXème siècle, c'était hier, pas aujourd'hui.
Par ailleurs, quand tu écris "J'estime qu'en gros, il est temps que les hommes ferment leur gueule", qui n'est pas de toi, mais que tu t'appropries, ben, t'es un peu décevante : remplacer la domination masculine par une autre domination où l'on sent légèrement pointer le ressentiment, c'est pas joli-joli, Alice. Mais, c'est très tendance, je te l'accorde.
Enfin, quand tu décris le désappointement qui était le tien à l'adolescence de ne pas ressembler au modèle de la femme idéale, parce que tu étais trop grande et que tu avais de grosses chevilles, bref que tu n'avais pas le
physique de poupée de porcelaine érigé en absolu par les auteurs du XIXème siècle, excuse-moi, mais j'imagine que pas mal de garçons, au genre fluide ou pas, ont dû souffrir de ne pas correspondre aux canons de beauté ou de courage du mec-qui-fait-des-trucs-remarquables vanté par
Balzac and Co. Mais bon, comme il s'agit d'abord de toi et d'un "seule-en-scène", je comprends cet épanchement de soi.
Si on laisse de côté ta vision militante de la littérature, "donner la parole à des personnes silenciées, publier des récits qui ont été étouffés ou n'ont pas eu la place de se former", écris-tu, il y a un point qui est juste, mais où tu sèches, comme je pense beaucoup d'entre nous : si nous sommes conscients des schémas inégalitaires que la littérature nous a légués et si nous voulons les faire évoluer dans un sens plus conforme à nos valeurs d'aujourd'hui, que pouvons-nous proposer ? Alors, stp, prochain "seule-en-scène", voire "deux-en-scène-avec-un-éventuel-mec-qui-fait-des-trucs" uniquement pour des raisons d'inclusivité, sur ce sujet, parce que ce sera drôle et essentiel, sans être essentialiste. Stp, Alice une histoire à venir pour nous tous et toutes. Ou toutes et tous, c'est comme tu veux.