♬ Y'a d'la joie
Dans le ciel par-dessus le toit
Y'a d'la joie... ♬
Dans le cycle des Rougon-Macquart, après le onzième volume
parisien,
Zola nous emmène au bord de la mer dans un petit village normand.
Ah, les embruns, l'air marin vivifiant : ce douzième tome devrait regorger de vie... et de joie.
Détrompez-vous, le titre n'est que pure ironie et l'auteur se moque bien de son lecteur à qui il dépeint un tableau très sombre.
Le personnage principal est Pauline Quenu, fille du couple de charcutiers prospères rencontrés dans le ventre de
Paris.
L'enfant devenue orpheline à l'âge de dix ans est recueillie par des cousins. Ceux-ci sont d'emblée attendris par la fillette qui, malgré son triste sort, n'est que douceur et gentillesse : "Tous trois regardaient l'enfant assoupie. Son haleine s'était calmée encore, ses joues blanches et sa bouche rose avaient une douceur immobile de bouquet, dans la clarté de la lampe. Seuls, ses petits cheveux châtains dépeignés par le vent jetaient une ombre sur son front délicat. Et l'esprit de madame Chanteau retournait à
Paris, au milieu des ennuis qu'elle venait d'avoir, étonnée elle-même de sa chaleur à accepter cette tutelle, prise d'une considération instinctive pour une pupille riche, d'une honnêteté stricte d'ailleurs, et sans arrière-pensée au sujet de la fortune dont elle aurait la garde."
On pourrait penser que Pauline est entre de bonnes mains, que ses cousins vont lui offrir la chaleur et la tendresse d'un nouveau foyer. Une orpheline si jeune mériterait bien ça, non ?
La réalité sera tout autre !
Et sans surprise car, connaissant le contexte de la famille Chanteau, le lecteur ne peut qu'être alerté par la fin de l'extrait ci-dessus.
J'ai dévoré ce volume au fond très sombre et à l'écriture limpide dans lequel
Zola fait preuve d'un grand lyrisme.
Contrastant avec Au bonheur des dames qui le précède, il contient très peu de personnages, et ceux-ci sont décortiqués dans les moindres détails. C'est sans doute ce qui les rend si vivants, si réels... et consternants parce que l'image qu'ils renvoient est peu flatteuse pour la nature humaine.
Zola n'est décidément pas tendre avec les hommes dont il se plaît à montrer les travers !
Au cours de mes lectures, il m'arrive parfois d'apostropher intérieurement des personnages. Dans des situations diverses, je peux les encourager, les féliciter, les gronder ou même les invectiver. C'est en général très bon signe, cela montre que je suis complètement prise par le texte et immergée dans l'histoire.
Ici, les occasions n'ont pas manqué !
Pauline est un ange. Foncièrement bonne et généreuse, dévouée à tous, même aux animaux. Son arrivée apporte de la joie de vivre dans une maison qui jusque-là en manquait cruellement.
Je me suis adressée à elle à de nombreuses reprises : "Pauline, de temps en temps il faut savoir cesser d'être gentille." ou "Pour une fois, pense un peu à toi !"
Quel contraste avec Lazare, le fils Chanteau !
Égoïste au plus haut point, il ne se préoccupe que de sa petite personne et s'enflamme tour à tour pour quantité de choses dans des domaines aussi variés que la musique, la littérature, la chimie, la médecine... passions fugaces abandonnées dès la première difficulté pour retomber dans l'abattement extrême et une obsession morbide pour la mort. On le qualifierait aujourd'hui de bipolaire.
Ce manque cruel de persévérance devient de plus en plus exaspérant et je ne compte plus les fois où j'ai eu envie de lui crier : "Bon sang, Lazare, secoue-toi un peu !"
Je me suis même demandé si le choix de son prénom n'était pas une facétie de l'auteur, un petit clin d'oeil au célèbre "Lève-toi et marche !"
Je vous laisse découvrir les autres protagonistes de l'histoire, que
Zola n'a pas épargnés.
Pauline mise à part, le plus humain de tous les personnages est certainement Mathieu... le chien ! Avoir donné à cet animal un nom d'homme n'est sans doute pas innocent.
Ce douzième opus est beaucoup moins superficiel que ce que le lyrisme du texte et la facilité de lecture pourraient laisser penser :
Zola nous offre une analyse psychologique profonde et très fine.
Il en profite pour donner quelques coups de griffes bien sentis, comme il aime le faire : à travers les personnages du curé et du médecin, il règle ses comptes avec le clergé et toute la corporation médicale.
Dans le roman, le docteur Cazenove et l'abbé Horteur passent leur temps chez les Chanteau, jouant les pique-assiettes, et se montrent l'un comme l'autre parfaitement inutiles.
On sent que l'écrivain a pris un grand plaisir à les dépeindre ainsi.
Pour compléter le tableau, je ne peux pas ne pas mentionner une scène dantesque qui va longtemps rester dans ma mémoire : celle de l'accouchement. Doublement incroyable sous la plume d'un homme du dix-neuvième siècle, elle ébranle le lecteur qui a intérêt a bien avoir pris son souffle avant ! La maman de quatre enfants que je suis ne peux que mesurer sa chance de les avoir mis au monde à une époque médicalement bien plus favorable.
Les embruns, l'air iodé et vivifiant... quel contraste avec la noirceur de l'intrigue !
Il y a bien peu de joie dans ce livre au titre trompeur. Même la mer, qui habituellement apporte de la vie et de la gaieté aux villes littorales, n'apporte ici que des problèmes.
Zola a rédigé cet opus au moment du décès de sa mère et certains interprètent les personnages de Lazare et Pauline comme l'incarnation de l'état d'esprit ambivalent de l'auteur : un pessimisme quasi dépressif chez le premier, un optimisme de fond pour la seconde.
Dans le cycle des Rougon-Macquart, La joie de vivre est l'un des titres les moins connus ; il mérite pourtant d'être lu !
Justesse des personnages, qualité de l'intrigue, beauté de l'écriture, tout est là.
Et à défaut de joie de vivre, Émile
Zola nous offre une incontestable joie de lire !