La joie de vivre, c'est le caractère de Pauline, infatigablement positif, bienveillant, dévoué aux autres. Peu à peu grignotée, à l'image de la côte par les vagues destructrices, par le tempérament autodestructeur de son milieu : monsieur Chanteau qui continue les écarts à son régime malgré tous les avertissements ; madame Chanteau qui soutient les lubies de son fils, joue l'argent de l'héritage de Pauline, Lazare qui est obsédé par
la peur de la mort et fuit dans l'illusion, les gueux qui choisissent volontairement la pauvreté et la déchéance alors même qu'on leur propose de l'aide. Même la chatte qui retourne inlassablement se remplir d'une portée inutile, illustre cette destruction de soi.
Contrairement à l'attente romantique – le modèle de Causette chez les Ténardier –, l'environnement de Pauline, à commencer par madame Chanteau et Lazare, ou même Louise, ne cherche pas à lui faire du mal mais au contraire, reconnaissent et admirent son dévouement. Ils lui font du mal bien malgré eux, c'est leur nature négative, sans espoir de changement, comme ses vagues, qui la détruisent. Ainsi, la gentillesse se transforme en un cadeau de soi, une dette inacceptable pour madame Chanteau qui se met à haïr la petite tellement parfaite. Lazare lui aussi se sent écrasé face à l'immense bonté de Pauline, lui préférant alors Louise, destructrice elle aussi (qui choisit Lazare dont le caractère ne lui correspond pas, qui revient chaque été dans un lieu qui ne lui ressemble pas…).
Mais Pauline elle-même ne déteint pas de ce décor : elle est également auto-destructrice malgré elle. Malgré tous les avertissements, explicités par le médecin qui l'enjoint à partir, elle s'entête dans sa bonté, luttant elle-même contre sa nature jalouse. Triomphant de sa jalousie, d'une certaine forme de pingrerie qui n'est qu'une forme naturelle d'égoïsme, de volonté d'être heureux, elle s'enferme dans un destin malheureux. C'est la forme ultime de bonté, d'abandon de soi, qui provoque en fait, par sa dissonance avec le reste des hommes, une certaine dose de malheurs. Son aide aux malheureux gamins du village ne fait que les entretenir dans leur pauvreté, en flattant son ego généreux, au lieu de parfois les bousculer ou les laisser réagir d'eux-mêmes à leurs propres maux. En soignant M. Chanteau, elle adoucit les conséquences de son vice de gourmandise, les rendant acceptables. Lazare peut envisager de nouvelles lubies. Sa générosité alimente les tendances dépensières de la mère… Toute la gentillesse, la charité chrétienne de Pauline, au lieu de résoudre les problèmes existants, les fait persister voir naître. Cet aspect négatif de la charité pourrait être interprété comme un côté conservateur chez
Zola : si vous donnez de l'argent à un pauvre, il le boira. Mais on peut aussi le comprendre autrement : la charité soutient le vice parce qu'elle se substitue à une vraie résolution des problèmes : intégration des populations pauvres par le métier et par l'éducation (le plein emploi condition sine qua none d'une société solidaire), interdiction de spéculer ; améliorer l'hygiène de vie plutôt que de soigner les conséquences (ce qui serait à rapprocher de la pensée d'
Ivan Illich) ; ne pas donner de fausses illusions d'enrichissement et de gloire aux enfants... le don de soi chez Pauline est négatif parce qu'elle s'oublie elle-même et parce qu'il empêche une vraie réaction contre soi-même chez des personnages profondément négatifs.
Ce roman est ainsi celui de l'instinct de mort de l'homme, qui s'incarne explicitement chez Lazare par un dégoût, une peur de la mort paralysante qui ne peut être oubliée que par une fuite en avant. C'est cet élan vers le positif, vers l'oubli de soi qu'on peut appeler joie de vivre. La joie malgré tout, l'envie de se lever, de faire l'effort, d'y croire, c'est Pauline. Mais quelle que soit cet élan, même le plus noble et puissant, il ne fait que cacher cette pulsion macabre très schopenhauerienne. Toutefois, c'est peut-être dans le volume suivant du cycle des Rougon-Macquart, que
Zola apporte une réponse par son personnage d'Étienne Lantier qui change lui-même, vainquant la violence de l'alcool, s'instruisant, parlant, créant une caisse de solidarité pour donner la force à ses camarades de se révolter contre leur condition...
Contrairement à l'essentiel du cycle des Rougon-Macquart, ce roman ne semble pas tout à fait centré sur un thème ou une catégorie sociale (la charité? ). Cette famille de petite bourgeoisie de province normande, cette vie de femme ratée, semble à rapprocher de
Flaubert (
Madame Bovary, 1856) ou
De Maupassant (
Une vie, 1883, sorti un an plus tôt). Chez
Flaubert,
madame Bovary se détruit par des illusions nourries par de mauvaises lectures ; chez
Maupassant, c'est le manque d'éducation, la méchanceté fondamentale de certains personnages qui provoquent le malheur de l'héroïne. Tandis que chez
Zola, c'est la nature humaine même qui va naturellement à son malheur.
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