Citations sur Le Monde d'hier : Souvenirs d'un Européen (289)
Toujours, des livres tapissaient le mur, brillants dans leur belle reliure ou sous le papier soigneusement plié qui les recouvrait, car il aimait les livres comme des animaux muets.
le poète, l’écrivain pouvaient donc parler avec quelques chances de succès, en ce temps où l’oreille et l’âme n’avaient pas encore été submergées par les flots incessants et bavards de la radio
Et un autre jour encore parut dans ma maison de Salzbourg, muni d'une recommandation - comme si elle eût été nécessaire - un éditeur américain qui me fit la proposition de prendre en charge mon oeuvre au complet et de la publier de façon continue. C'était Benjamin Huebsch, de Viking Presse, qui est demeuré depuis mon ami et conseiller le plus sûr, et qui, lorsque tout le reste a été piétiné et écrasé par les bottes à revers de Hitler, m'a conservé une dernière patrie dans le verbe, tandis que je perdais l'ancienne, la véritable, la patrie allemande, européenne.
Il savait toujours exactement ce qu'il était et ce qu'il pouvait. Ce que valaient les autres en comparaison de lui ne l'intéressait guère, et tout aussi peu ce qu'il représentait pour autrui. Ce qui le réjouissait, c'était le travail en lui-même.
[...] l'anonymat de l'existence, sous toutes ses formes, est pour moi un besoin.
Dès ma prime jeunesse, rien n'avait été plus fort en moi que le vœu intime de demeurer libre et indépendant.
Cette affreuse condition d'apatride, qu'on ne saurait expliquer à qui ne l'a pas vécue, n'était pas encore la mienne - ce sentiment qui broie les nerfs, de tituber dans le vide les yeux ouverts et de savoir que partout où on a pris pied, on peut être à chaque instant refoulé.
Et si j'avais aujourd'hui à conseiller un jeune écrivain qui n'est pas encore sûr de sa voie, je m'efforcerais de le déterminer à servir d'abord une grande oeuvre en qualité d'interprète ou de traducteur. Il y a plus de sécurité pour un débutant dans tout service désintéressé que dans la création personnelle, et rien de ce qu'on accomplit dans un esprit de sacrifice total n'est fait en vain.
Nous autres jeunes gens, dans le cocon de nos ambitions littéraires, remarquions peu de chose de ces dangereuses transformations dans notre patrie ; nous n'avions d'yeux que pour les livres et les tableaux. Nous ne prêtions pas le moindre intérêt aux problèmes politiques et sociaux. Que signifiaient dans notre vie ces violentes querelles ? La ville s'agitait à l'approche des élections, et nous allions dans les bibliothèques. Les masses se levaient, et nous écrivions et discutions des poèmes. Nous ne voyions pas les signes de feu inscrits sur le mur et, inconscients comme jadis le roi Balthazar, nous nous gorgions de tous les mets délicieux de l'art, sans jeter vers l'avenir des regards anxieux. Et c'est seulement lorsque, des dizaines d'années plus tard, toits et murailles s'effondrèrent sur nos têtes que nous reconnûmes que les fondations étaient depuis longtemps sapées, et qu'avec le siècle nouveau avait débuté la ruine de la liberté individuelle en Europe.
Mais peut-être une puissance plus profonde, plus mystérieuse, était-elle aussi à l’œuvre sous cette ivresse. Cette houle se répandit si puissamment, si subitement sur l’humanité que, recouvrant la surface de son écume, elle arracha des ténèbres de l’inconscient, pour les tirer au jour, les tendances obscures, les instincts primitifs de la bête humaine, ce que Freud, avec sa profondeur de vues, appelait « le dégoût de la culture », le besoin de s’évader une bonne fois du monde bourgeois des lois et des paragraphes, et d’assouvir les instincts sanguinaires immémoriaux. Peut-être ces puissances obscures avaient-elles aussi leur part dans cette brutale ivresse de l’aventure et la foi la plus pure, la vieille magie des drapeaux et des discours patriotiques — cette inquiétante ivresse des millions d’êtres, qu’on peut à peine peindre avec des mots et qui donnait pour un instant au plus grand crime de notre époque un élan sauvage et presque irrésistible.