Les amis de mes amis imaginaires sont-ils mes amis imaginaires ? Non.
Cendrars m'a accompagné depuis mes quinze ans, comme un mentor qu'on adore, qu'on revoit de loin en loin et qui ne meurt jamais. J'ai même habité en face de la Santé, comme lui, rue
Jean Dolent. Albert T'Serstevens - sacré pseudo de zozoteur – dit « T'Ser », son ami belge, consacre à cette rue tout son chapitre XI (p.166). « bordée d'un côté par des maisons quelque peu banlieusardes(...) elle était dominée, de l'autre, par la haute et longue muraille grisâtre de la prison de la Santé, avec, en retrait, plus élevés encore, les bâtiments troués de petites fenêtres à barreaux de fer derrière lesquels on ne voyait jamais personne, même pas les visages des prisonniers. Les fenêtres du cabinet de travail de Blaise laissaient voir en plein ce calamiteux décor de geôle, ce qui lui donnait l'occasion de rêver une fois de plus de gangsters et d'assassins, et de s'imaginer enfermé en face après une existence de hold-ups dans toutes les capitales du monde. ».
Cendrars prétendait que sa maison de la rue
Jean Dolent était la maison de Masséna. Doué pour l'embellissement, Blaise s'emballait même pour la baignoire : c'est « la baignoire historique de Masséna, baignoire en cuivre rouge, et si haute, si haute que le général devait s'y baigner à cheval et avec toutes ses décorations ». Chaque lieu de vie de Blaise, que T'Ser évoque avec tendresse, rappelle une anecdote. Ainsi du sixième étage de la rue de Savoie: « on tourne longtemps dans un escalier de phare éclairé par des meurtrières. La porte du logement est si mal jointe qu'on pourrait passer la main dans les brèches. Une poussière décennale recouvre toutes choses (...) on voit par la fenêtre une cohue saoule de cheminées de tôle... » Et là ils retrouvent tous deux, en fouillant « sous un amas de paperasses, son portrait peint par Modigliani (...) nous l'avons vendu à un marchand pour cinq mille francs de l'époque (...). Nous nous soucions peu de sa peinture, et lui de notre littérature. (...) Si le bon Modi avait encore vécu, il aurait été le premier à nous dire de bazarder son truc, et il l'aurait bu et mangé avec nous. » Ce portrait est aujourd'hui, dit-on, à la Galleria Sabauda de Turin. La lecture du livre de T'Ser a fait vibrer le monde réel de mon ami imaginaire, sans - c'est là sa valeur littéraire- trop le désenchanter. Mais quand même pas mal. Entre les lignes de T'Ser, émerge leur sympathie commune pour Franco et leur haine du Front Populaire. J'ai voulu lire T'Ser plus loin... mal m'en a pris. "Appel de l'aventure" publié en 1942, étalage d'abominations et d'humour sordide... « J'ai connu M. Soelich... c'était un de ces Israelites internationaux, qu'on ne savait de quel pays, et qui avaient monopolisé à leur profit l'industrie louche de l'écran... » et la suite est terrible, horrible et pire. Alors Blaise ? Sa fille Myriam avait publié un extrait consternant du "Bonheur de vivre" dans lequel
Cendrars qualifait la France « de verger pas encore aux mains des j... ».
Corinne Grenouillet en parle dans «
Blaise Cendrars, amour du peuple, refus de la politique ». Un amour du peuple peu évident, à en juger par le livre de T'Ser. Amour de l'Homme, oui, culte de l'individu, certainement.
Cendrars, anarchiste sans autre parti que celui de
la vie dangereuse, a écrit dans Gringoire... avant de rejoindre l'armée anglaise, comme en 14 il avait rejoint les Français « par haine des boches » , par amour de la France. Et je veux le croire, par amour de la Liberté... guidant le peuple, par amour de notre Marianne sculpturale, à laquelle l'ami imaginaire, le Suisse errant*, a pour toujours donné la main.
*mot du génial
Max Jacob, mort à Drancy en 1944.