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Le management très libéral des dirigeants nazis 
Interview : Johann Chapoutot à propos de Libres d'obéir - Le Management, du nazisme à aujourd'hui

 

Article publié le 20/05/2020 par Pierre Fremaux

 

Historien spécialiste du nazisme, Johann Chapoutot signe avec Libres d`obéir : Le management, du nazisme à aujourd`hui un essai déroutant sur les techniques de management des cadres nazis. Contre toute attente, une idéologie funeste communément associée à un sens de la planification rigoureux aura su s'accomoder des réalités de terrain et accepter une grande marge de liberté dans la gestion des hommes pour arriver à ses fins. Une adaptation dont l'héritage se poursuit jusqu'à aujourd'hui dans les entreprises. 


 


Votre essai suit le parcours professionnel et intellectuel de Reinhard Höhn d'abord figure intellectuelle du IIIe Reich, puis directeur de la principale école de formation de cadres allemands de l'après-guerre. Comment s'opère la filiation entre les théories de l'organisation du travail de cet ancien juriste nazi et les méthodes de management actuelles ?

 

Reinhard Höhn a réfléchi au management essentiellement après 1945, dans le cadre des missions que lui confiait son employeur, un think tank industriel qui voulait doter l’Allemagne d’une académie de formation des cadres propre à faire advenir en Allemagne la figure du manager, du spécialiste de l’organisation elle-même, alors que l’Allemagne avait une tradition de cadres spécialistes de leur matière ou de leur technique – généralement, des ingénieurs, des titulaires de doctorat (droit, économie, chimie…) ou des docteurs-ingénieurs, statut créé par les réformes universitaires du début du XXe siècle. Le spécialiste non-spécialiste, le manager, était une nouveauté, et une nécessité urgente dans la mesure où, dans le cadre de la guerre froide et du Plan Marshall, l’Allemagne de l’Ouest s’intégrait à un bloc Atlantique où dominaient les archétypes formés par la Harvard Business School ou la MIT School of Management. Pour adapter les cadres aux nouvelles conditions d’une économie performante et de haute croissance, il valait mieux leur donner une formation continue que réformer en profondeur le système universitaire et attendre une nouvelle génération d’étudiants. Le principe d’une école de cadres fut donc retenu, et Reinhard Höhn a ouvert son Akademie für Führungskräfte en 1956, de même que la France a inauguré l’INSEAD en 1957 – dont le principe est le même : accueillir des cadres déjà en fonction, et les doter d’une formation professionnelle.

Avant 1945, Reinhard Höhn, jeune professeur de droit et général SS, s’intéressait, sur le plan intellectuel, à deux choses principales : la transformation des administrations du Reich dans un contexte d’extension territoriale et de diminution des personnels (comment faire plus avec moins ?), le remplacement de l’Etat par des agences, et l’histoire militaire, sa passion de toute une vie.

Je montre dans le livre que c’est en s’inspirant de tout cela, comme de la conception nazie du travail (volontaire, libre) et de la Menschenführung (la direction des hommes – que ce soit à l’armée, à l’usine ou au bureau, ou dans la société en général), que Reinhard Höhn a pu élaborer un modèle de « management par délégation de responsabilité » qui, par son aspect participatif et libéral, a su correspondre aux exigences d’une société nouvelle, libérale et démocratique. De fait, son modèle a été le catéchisme du monde économique allemand des années 1950 aux années 1980 au moins. Lorsqu’il meurt en 2000, Höhn est célébré comme le « Peter Drucker allemand », comme un pape du management.

 

Vous montrez de façon surprenante que les théoriciens du nazisme préfèrent un foisonnement d'initiatives individuelles désorganisées à la rigidité de l'Etat. On passe d'une gestion absolutiste du pouvoir à un management par objectif où la prérogative des chefs n'est plus d'imposer les méthodes mais d'ordonner, contrôler, évaluer. Cela ne va-t-il pas à l'encontre de l'image de l'organisation quadrillée du pouvoir nazi ?

 

Oui, et c’est, comme vous le dites, une image, une de celles qui subsistent par persistance rétinienne. Nous sommes nourris d’images produites par les nazis sur eux-mêmes : pas un documentaire ne nous épargne les défilés ou les alignements au cordeau des films de Leni Riefenstahl, qui étaient des mises en scène dictées par les impératifs de la propagande nazie. Comme, de surcroît, ces images correspondent aux stéréotypes que nous cultivons au sujet de l’Allemagne et des allemands (organisés, rigides, disciplinés…), nous ne voyons pas la réalité derrière l’écran. Cette réalité nazie est toute d’improvisation, de contrordres, de contradictions et de chaos. Comment aurait-il pu en être autrement ? Les nazis s’estiment en retard sur tout, sur la biologie et sur l’histoire. Pour adapter l’Allemagne à la réalité d’un monde en guerre biologique, il faut lancer des myriades de chantiers dans tous les domaines, des autoroutes à la réforme du droit, de la création d’une armée à la refonte administrative du Reich… et cela s’accentue avec la conquête de l’Europe ! D’un point de vue militaire, administratif, économique, policier, génocidaire, ce qui domine, c’est la vitesse : rapidité des initiatives, brutalité des mises en œuvre. Tout cela produit du chaos.

Mais c’est un chaos créatif, et voulu comme tel. Les nazis sont des darwinistes sociaux, qui considèrent la concurrence, la lutte et le combat comme positifs et salvateurs. Que l’initiative individuelle fleurisse, et que le meilleur gagne ! A la fin, c’est la solution la plus radicale, car la plus violente et la plus rapide, qui est retenue par une hiérarchie qui se contente, au fond, de fixer des objectifs généraux et d’arbitrer in fine en faveur du « meilleur ».

Cette pratique du darwinisme institutionnel, qu’Albert Speer, ministre de l’armement à partir de 1942 appelle « l’improvisation organisée », est théorisée par des juristes, hauts fonctionnaires du régime fortement empreints de darwinisme social et de racisme, inconditionnels de la « lutte pour la vie », de la « survie du meilleur » et de la « sélection naturelle ». Reinhard Höhn, officier supérieur de la SS, membre de son élite (le SD) et protégé d’Heinrich Himmler, en fat partie.


Pourtant vous montrez par ailleurs que ces théories du management sous le nazisme sont elles-mêmes inspirées d'un nouvel art de la guerre venu de la Révolution française où la motivation individuelle prend le pas sur l'organisation totalitaire. Comment la souplesse d'exécution de l'armée française inspire-t-elle les dirigeants nazis ?

 

Bien en amont des nazis, la défaite terrible que les Prussiens concèdent à Napoléon en 1806 à Iéna a conduit à repenser en profondeur l’organisation militaire, l’art du commandement et les rapports entre donneur d’ordres et subordonnés. Clausewitz, un général prussien traumatisé par la défaite, a constaté que la victoire des Français était en grande partie celle de l’adaptation au terrain, de l’initiative individuelle et du mouvement face à la rigidité mécanique de la ligne d’infanterie prussienne hérités de Frédéric II. Des tirailleurs mobiles faisaient face à des automates mus par des ordres mathématiques qui ne laissaient aucune place à l’improvisation, au brouillard de la guerre et à l’imprévu. Par ailleurs, remarquait le général Scharnhorst, les soldats français étaient des soldats-citoyens qui se battaient pour eux-mêmes, pour leur liberté. Autrement dit, ils étaient passablement plus motivés au combat que les soldats de plomb prussiens, manipulés sur le champ de bataille comme des pions sur une carte de Kriegsspiel…

Les réformes de l’armée prussienne, entre 1806 et 1813, ainsi que les écrits théoriques de Scharnhorst, ont donné naissance à un nouvel art du commandement, la « tactique par la mission », en allemand Auftragtstaktik : le chef donne un objectif, sans spécifier les voies et les moyens. A charge au subordonné, qui doit remplir l’objectif, de calculer et de mettre en œuvre les moyens adéquats pour le succès de sa mission. Dans cette configuration, un seul critère d’évaluation : la réussite – tempéré par la proportion, donc l’économie, des moyens (ne pas perdre trop d’hommes et de matériel, par exemple).

C’est cette conception du commandement qui permet à la Wehrmacht d’obtenir ses plus beaux succès, notamment lors de la campagne de 1940 en France : les officiers de terrain, comme le général Rommel, sont libres de faire ce qu’ils veulent pour atteindre leurs fins. Ils prennent tellement cette liberté à cœur que leur marge d’appréciation va jusqu’à l’insubordination caractérisée, comme lorsque Rommel coupe sa radio pour ne pas entendre les ordres d’arrêt ou de repli de son état-major, une surdité sélective que reproduit son camarade Guderian quand, au lieu de s’arrêter à Pontailler-sur-Saône, il se retrouve à Pontarlier, à la frontière suisse…

Dans l’armée prussienne, puis allemande, on est donc libres d’obéir : il faut obéir (atteindre un objectif, réussir une mission – Auftrag), mais on est libre de choisir les moyens de sa réussite.

C’est cet art du commandement que le SS Reinhard Höhn, historien militaire reconnu et spécialiste, du reste, de Scharnhorst, décide de transposer à l’organisation productive dans le cadre d’une économie libérale, de marché et de haute croissance.


Pour les nazis "la force productive est soutenue par la joie", on pourrait presque retrouver cette formule dans la novlangue du monde des startups ?


Oui, et cela n’a rien de bien surprenant. Le management est, essentiellement, un art d’aménager la contrainte – en rendant la subordination, qui définit le contrat de travail, acceptable par l’agent producteur.

On constate que, après 1945, dans le « monde libre », il fallait être libre politiquement (dans le cadre de la démocratie libérale, en tant que citoyen) mais aussi économiquement (dans le cadre de l’entreprise, en tant que producteur, voire en tant que consommateur, dans une société de consommation définie par l’abondance, la diversité et le marketing).

Face à cela, il y avait le « bloc de l’Est », caractérisé par la tyrannie (politique) et la pénurie (économique), ainsi que par l’esclavage (productif).

Le management libéral de Höhn était parfaitement adéquat aux temps nouveaux, ceux de la démocratie capitaliste, tout en venant des temps anciens (ceux de la lutte contre le communisme, dont les nazis étaient les plus fervents acteurs).


Y a-t-il un livre qui a marqué votre carrière d'historien ?

Plusieurs, généralement signés par des spécialistes d’autres périodes. Je peux vous citer le médiéviste Michel Pastoureau (Une histoire symbolique du Moyen Age occidental), ainsi que les modernistes Lucien Febvre (Le problème de l`incroyance au 16e siècle, la religion de ra...) et Denis Crouzet (Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de ...). Mais il y en aurait quelques autres…
 
Quels sont à vos yeux les livres phares pour découvrir l'histoire du nazisme ?

 

Difficile là aussi de faire un choix !

Je recommanderais Götz Aly (Comment Hitler a acheté les Allemands), Nicholas Stargardt (La guerre allemande) et Christian Ingrao (Les chasseurs noirs). Trois livres accessibles en français pour commencer.

 

Et en ce moment que lisez-vous (essais ou fictions) ?

 

Pour le loisir et la réflexion hors travail universitaire, des polars nordiques, de la littérature française contemporaine, des essais de politique et d’économie, ainsi que de l’histoire grecque et romaine.

 

 

Découvrez Libres d`obéir : Le management, du nazisme à aujourd`hui  de Johann Chapoutot publié aux éditions Gallimard dans la collection NRF Essais. 

 

 

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