C'est avec un plaisir non dissimulé que je vous invite à rencontrer Jean-Claude Grumberg ce samedi 1er juillet dès 14h30.
Il assistera la veille à la dernière représentation de sa pièce La plus précieuse des marchandises, réalisée avec brio et justesse par le Théâtre le Public, et y rencontrera son public.
Jean-Claude Grumberg est le lauréat du Prix d'honneur Filigranes 2019 pour ce conte aujourd'hui joué dans le monde entier et prescrit dans les écoles. Il sévit avec succès dans le monde du théâtre depuis plus de 50 ans.
Scénariste et écrivain. J'ai eu la chance et le plaisir de le rencontrer en 2013 pour faire la promotion de son ouvrage hilarant et truculent Pour en finir avec la question juive. Depuis, nous ne nous sommes plus quittés.
De Pitchik à Pitchouk est une petite merveille, un bijou.
Voilà ce que j'écrivais en avril pour annoncer la sortie de ce conte pour vieux enfants :
« Tu es une source intarissable, tellement indispensable dans ce travail de mémoire que tu poursuis inlassablement , tellement et encore plus d'actualité aujourd'hui.
Tes écrits enjolivent notre quotidien et sont source de réflexion et de sagesse
Je sais combien te manquent Jacqueline et Maurice et tu l'écris avec beaucoup d'amour et de pudeur.
Tu es devenu un incontournable dans nos bibliothèques et je vous invite, TOUS, malgré la profusion de romans formidables parus ou à paraître, à lire et partager ce petit trésor disponible en librairie ce vendredi 7 avril. »
À samedi,
Marc Filipson
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Les chants, les drapeaux, les discours, les pétards même, toute cette folie, toute cette joie lui rappelaient qu'il était seul, qu'il serait seul à jamais, seul à respecter le deuil, à porter le deuil de l'humanité, le deuil de tous les massacrés, le deuil de son épouse, de ses enfants, de ses parents à lui, de ses parents à elle. Il traversait les villes et les villages, tel un spectre, témoin des libations, de la liesse, des saluts, des serments : plus jamais ça, plus jamais.
Sans ciseaux, armé d'une simple tondeuse, le père des jumeaux, le mari de Dinah, notre héros, après avoir vomi son cœur et ravalé ses larmes, se mit à tondre et à tondre des milliers de crânes, livrés par des trains de marchandises venant de tous les pays occupés par les bourreaux dévoreurs d'étoilés.
En vérité, les jumeaux s’étaient manifestés au pire instant, au printemps 1942. Était-ce le moment de mettre au monde un enfant juif ? Pire, deux enfants juifs d’un coup ? Fallait-il les laisser naître ainsi sous une bonne étoile jaune ?
Toujours dans la rubrique nécrologique, section internationale cette fois, on annonce le décès de Kirk Douglas, à cent trois ans. Tu l’aimais, tu l’adorais, je l’aimais, je l’adorais, itou. Et comme nous étions fiers, fiers de savoir qu’il était des nôtres ! Au même titre que Johnny Weissmuller, le premier Tarzan, et Fred Astaire, le merveilleux, de son vrai nom Austerlitz, et Tony Schwartz dit Curtis, l’autre viking.
Oui oui oui oui, nous vivions ainsi, cherchant à savoir qui l’était et qui ne l’était pas parmi les plus grands, les phénix, les géants de ce monde. Nous avions tant besoin, après ce déferlement de haine, de crachats, de mensonges, de meurtres, d’humiliations, de ragots, toutes ces années passées à courir, à se cacher, à se faire prendre par la police de notre propre pays pour être livrés aux assassins d’enfants, de mères, de malades, nous avions tant besoin de victoires. Oui, nous sortions le dos plus droit après avoir vu Kirk à cheval, ou mis en croix dans Spartacus.
J’en étais là quand Nadia, à l’âge de cinq mois, fut frappée par la mort subite des nourrissons. Dans la nuit qui suivit j’écrivis Chez Pierrot. Une pièce où ma douleur, ma rage, mon désespoir et mon dégoût s’exprimèrent sans retenue, comme malgré moi. Ce fut cette nuit-là que je découvris qu’on n’écrivait pas pour gagner sa vie, qu’on écrivait pour exprimer ce qu’on ne pouvait dire, qu’on écrivait pour crier sa douleur ou son amour, sa joie ou son désespoir, ou les deux. Et depuis je n’ai jamais pu revenir en arrière et écrire quoi que ce soit « pour gagner ma vie », ou presque la tienne.
Revivre, se souvenir à chaque instant de l’horreur du monde interdit toute vie sur terre.
Mais si je prétends écrire pour que toi tu continues à vivre, je mens. Je te mens et je me mens. C’est pour moi, pour moi seul que j’écris. Pour te faire continuer à vivre, oui, mais pour moi, pour mon usage personnel et privé, exclusif en tout cas. Je suis, reconnais-le, la principale victime de la catastrophe qui t’a emportée, arrachée à moi, la principale victime avec Olga bien entendu, et Rosette, ta sœur, que tu n’avais pour ainsi dire jamais quittée durant quatre-vingts ans. Sans parler de tous ceux et toutes celles qui t’ont connue donc aimée.
Voilà la seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L’amour, l’amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. L’amour qui fait que, malgré tout ce qui existe, et tout ce qui n’existe pas, l’amour qui fait que la vie continue.
Moi j’écris comme d’autres édifient des monuments pour honorer la mémoire de leurs disparus. Je tente ainsi d’ériger du bout de ma plume un palais de papier accessible à tous ceux qui n’ont pas eu la chance de te connaître, donc de t’aimer.
Tu te demandes sans doute, pourquoi je m’échine à t’écrire chaque jour des mots qu’à coup sûr, à moins d’un peu probable miracle, tu ne liras jamais ? Disons que je t’écris pour te retenir. Je te vois, ou plutôt je te sens, t’éloigner de moi chaque jour, comme chaque jour, hélas, je m’éloigne de toi. Chaque jour, chaque jour qui passe, ton visage s’éloigne du mien, mes lèvres ne trouvent plus tes lèvres, mes mains perdent jusqu’au contour des formes de ton corps, je n’entends plus ta voix si grave et si prenante murmurer des mots d’amour à mon oreille. Chaque jour, chaque jour, tu te défais davantage, comme un puzzle somptueux dont on jetterait au rebut une à une toutes les pièces.