L'hiver avait été effroyable, et la fonte des neiges révéla l'étendue du désastre : sous les rayons du soleil, apparut la pourriture. Tout au long de l'hiver, les victimes du typhus avaient été abandonnées dans le caniveau par leurs propres familles ; aussitôt, les petits vagabonds couraient les dévêtir ; puis la neige tombait, recouvrant les cadavres d'un immense suaire. Au printemps, les morts fleurirent dans les rues d'Odessa. Des rigoles couraient aux abords de nombreuses maisons ; avec le dégel, les eaux s'écoulaient sur les charognes pourrissantes.
Les artistes recevaient cent roubles, le diner et du champagne à discrétion chaque fois qu'ils prenaient part à une soirée privée du fameux cabinet. Au cours de l'une de ces bringues, je bus une bouteille de cognac Martell bras dessus bras dessous avec un officier ; nous nous étions mutuellement engagés à ne pas nous lâcher avant que l'un de nous roule par terre. C'est lui qui tomba, naturellement. Moi, personne ne m'a encore fait tomber. Cela m'a grisé, je dois dire, et j'ai commencé à plaisanter avec les autres artistes. Il y avait, dans le choeur des gitans, une pépée épatante pour laquelle je me suis quelque peu emballé. Sole se fâcha, et là, devant tous les aristocrates, me flanqua une gifle qui me dessoûla sur-le-champ. Loin de s'offusquer, ces messieurs se mirent à rire de bon cœur. Ils ont beaucoup apprécié. Moi non.
C'est à Moscou, dansant en pantalon court sur la scène d'un cabaret et buvant du champagne à discrétion, que je vécus les dix fameux jours qui bouleversèrent le monde ; autrement dit la prise du pouvoir par les bolcheviks.
Après la tournée en Ukraine, refroidis par la mine patibulaire des paysans, nous décidâmes de nous réfugier à Moscou. Si la campagne russe était peuplée de brutes capables de tout, il nous semblait impensable qu'une ville civilisée pût devenir le théâtre de grandes atrocités. En septembre et octobre 1917, la gaieté et l'insouciance y régnaient encore. Le gouvernement de Kerenski était extrêmement permissif ; les cabarets et les maisons de jeux avaient fleuri durant l'été. Pendant que l'argent y circulait allègrement, les miséreux attendaient aux portes des boulangeries. Mais les russes sont accoutumés à ce genre de contrastes.
Les exécutions se déroulaient la nuit. A deux heures du matin, soldats de la Tcheka et bourreaux volontaires se présentaient aux sous-sols de l'Elisabetkaïa et de la Katerinskaïa, où étaient enfermés les prisonniers ; ceux dont le camarade Micha avait rayé le nom du fatidique trait rouge étaient appelés. Sachant ce qui les attendait, ils disaient adieu à leurs compagnons d'infortune et, soucieux de laisser une trace de leur existence avant de disparaître, inscrivaient leur nom, entre une croix et la date, sur le mur du cachot. Après l'expulsion des bolcheviks hors de Kiev, le sort tragique de nombreux disparus fut enfin révélé grâce à ces signatures tremblantes, gravées parfois avec les ongles.
Que de haine ! Quarante mille policiers du tsar se trouvèrent à Petrograd au moment où éclata la révolution. En huit jours, il n'en resta aucun. Le peuple avait accumulé tant de rancœur qu'ils furent traqués comme des lapins. Beaucoup, à l'instar de celui que j'avais vu à la sortie de la gare, finirent cloués avec une baïonnette aux portes des maisons. D'autres furent criblés de balles, puis leurs cadavres traînés sur le sol jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un tas informe de boue et de sang.
Dans une rangée de corps, je reconnus un artiste du cirque. Un poignard était fiché dans sa poitrine, et l'un de ses pieds était déchaussé. Nous savions qu'il avait été tué par un voleur, lequel lui avait ôté sa chaussure pour en extraire le bracelet d'or dissimulé à l'intérieur. Dans une pièce plus petite située à côté de l'amphithéâtre avaient été entassés des cadavres démembrés par les bolcheviks. Un autre tas était composé de troncs et de têtes. Au centre de la pièce se trouvaient un billot et une hache. Dans l'urgence de l'évacuation, les bolcheviks avaient fait porter à l'amphithéâtre les cadavres des prisonniers fusillés à la hâte dans les sous-sols de la Tcheka pour qu'ils y soient dépecés afin d'empêcher leur identification. Les gens s'approchaient de ces masses informes et, avec l'embout de leurs cannes, retournaient les chairs à la recherche d'un indice - une mèche de cheveux, une couleur d'yeux, un grain de beauté, une cicatrice, ou simplement une ceinture ou des boutons de manchette - qui leur permettraient de reconnaître un être cher.
On s'imagine que mourir est une chose compliquée et difficile. On s'imagine les exécutions comme un événement terriblement solennel. Pas du tout. Les bolcheviks tuaient en toute simplicité, sans y accorder la moindre importance ; parce qu'ils pensaient qu'il fallait tuer.Je vous assure qu'évoquer ces souvenirs aujourd'hui m'émeut bien plus qu'à l'époque des faits. Nombre d'histoires effroyables ont circulé à propos de la Tcheka. Il se peut qu'elles soient vraies. Les tchékistes, à l'époque de la terreur, ont commis tous les actes qu'ils s'attribuaient - et bien d'autres encore. Ce qui n'est pas vrai, c'est la pompe terrifiante dont on suppose qu'ils s'entouraient. Je les ai côtoyés de près. Plus tard, j'ai lu des récits de leurs crimes, j'ai vu des films qui les représentaient. Tout est faux. Ce qui aujourd'hui nous bouleverse n'existait pas. Ils assassinaient, oui. Mais pas comme on le croit. C'était beaucoup plus naturel, beaucoup plus simple.
Je pus enfin m'échapper de Kiev, d'où j'avais cru ne plus sortir vivant. j'y ai traversé, pris dans la tourmente de la guerre civile, entre les rouges et les blancs, l'époque la plus hasardeuse de mon existence, une époque horrible comme, je crois, le monde n'en connut jamais et n'en connaîtra plus.
Que me réserverait le destin à Odessa ?
C’est là le grand leurre du totalitarisme. Face à la démocratie, qui retient les hommes dans un état d’impureté permanent, le totalitarisme apparait comme un merveilleux Jourdain purificateur. Quand le démocrate monte au calvaire chargé de sa croix, trébuchant et se relevant au milieu des railleries et des crachats d’une canaille irritée, le totalitaire se présente tel un archange resplendissant devant les masses humblement prosternées.
L’unique vérité de la décadence des démocraties réside en effet dans la rébellion des masses, fait indéniable et phénomène majeur de notre temps provoqué non par un désir de dépassement collectif, mais par un déchaînement diabolique des plus bas instincts.
Dès l’instant où elles sont privées de l’assistance des masses au nom desquelles elles agissent et gouvernent, les démocraties sont perdues.
Ce n’est pas l’intelligence des minorités qui fit défaut à la France, mais l’esprit de la masse. La vieille foi de cette masse en la démocratie, en la liberté, en les vertus civiques – celle-là même qui l’avait soutenue, encouragée, et sauvée jusqu’alors de toutes les catastrophes – avait été stupidement détruite.
Faute d’un élan généreux du libéralisme, auquel elle devait depuis toujours sa spiritualité, la masse française était tombée dans un abject grégarisme de circonstance non moins odieux que le grégarisme intrinsèque du Germain. La faute en revient aux ennemis de la démocratie, qu’ils fussent de droite ou de gauche, communistes ou fascistes. La France succomba à mesure que les vertus démocratiques étaient extirpées du peuple. En voulant en finir avec la démocratie, on en finit avec la France. En voulant détruire l’esprit libéral, on détruisit l’esprit français. Celui-ci, qui avait conquis le monde, se retrouva sous le joug de la nouvelle barbarie antilibérale.