Bien caché sous mon affût, je contemple le paysage de taïga saupoudré de neige, qui se ternit sous l'étreinte de la nuit et se momifie progressivement. Les formes des arbres dispersés deviennent fantômes ; le vieux pain couché, recouvert de sa toison de neige, se mue en monstre paisible, gardien d'un lieu sacré. Des flocons flegmatique dansent au gré d'une brise légère. Les turdidés se sont tus ; seuls les trois coqs poursuivent leurs chants au rythme nerveux, qui se prolongent plus d'une heure après la fuite du jour. Je suis calé dans mon duvet, la tête relevée sur mes chaussures et ma parka. Malgré la température en baisse, une douce chaleur m'envahit : je suis au cœur de mes origines.
Être tout simplement là, dans l'accueil de l'instant, bercé par le silence ou secoué par le vacarme des tempêtes ; ressentir la caresse de la brise et le mordant du froid ; goûter à la fraîcheur des bruines et à la saucée des pluies diluviennes ; me laisser éblouir au soleil levant et étourdir par le mystère de la nuit.
- La forêt se fige -
Les averses fréquentes des jours précédant le 12 avril 1993 freinent les ardeurs des oiseaux. Aux premières lueurs, le fond de l'air se refroidit. Il gèle. Entravées par une gangue de glace, les gouttes se figent, leur clapotis cesse brutalement. Les coqs se taisent. La forêt se paralyse. Pétrifiée par la magie du froid, la vie semble s'arrêter.
Le soleil se lève sur une forêt aphone. Elle scintille des reflets bleutés des glaçons. Je ressens intensément cette retenue des voix. J'imagine le bouillonnement dans les corps chauds gonflés par les forces d'amour du printemps, mais l'inquiétude de ce soudain silence est plus forte. J'attends.
Mes longues nuits dans la montagne m'ont rendu familier des différentes vibrations du silence, façonné par l'atmosphère du temps. Il est feutré lorsque la neige est légère, étouffé lorsqu'elle est épaisse. Les gelées qui durcissent le sol le rendent plus aérien mais, lorsque le givre gagne les rameaux, il se fait limpide ; dans l'humidité des brouillards denses, je le perçois comme enveloppant. Aux aurores des matins frais, quand la rosée perle les végétaux, il est léger, innocent, dansant, mais quelles que soient les conditions, il m'apaise toujours. J'entends le silence, le respire, le ressent. Ma vie a un sens.
De discrètes strophes s'échappent d'un houppier, expression audacieuse et déterminée d'un coq qui ouvre le récital. Alors les poules arrivent en vol, se déplacent dans la couronne des arbres, puis expriment à leur tour leurs modulations envoûtantes : appels bref, plaintes angéliques, doux murmures, gloussements langoureux. Elles sont pour moi parmi les plus belles voix de nos vieilles forêts. L'écho vibrant de l'âme des grands sapins, l'onde atavique de ce vieux massif qui résonne depuis des millénaires.
Pour combien de temps encore ?
Ces oiseaux qui se rassemblent pour chanter et danser après l'hiver, qui sont-ils vraiment ?
bifurquer dans la pente vers mon sapin-affût, mon alcôve de guetteur méditant