LA CHRONIQUE DE ARNO WILL - ON NOIE BIEN LES PETITS CHATS
Ce qu'on a de plus précieux est aussi ce qu'on a de plus secret. Et pourtant, ça ne prend consistance que dit, adressé à un autre qui peut s'en rendre témoin.
À quoi est-ce qu'on se tient, dans la vie ? À son boulot ? À son savoir ? À l'image qu'on renvoie à l'autre ? Ou bien à son histoire ? Et quand l'histoire est branlante, on fait comment ?
Elle est vivante, elle regarde l'objectif, elle est au collège avec ses copains de classe et pourtant, c'est comme si elle était déjà un peu morte. Morte à l'intérieur.
Est-ce qu'on peut dire qu'on a vraiment exister si, le jour de sa mort, on n'a personne pour vous pleurer?
On ne croit pas les victimes.
On n'a pas envie de les entendre.
Elles exagèrent, vraiment !
On voudrait minimiser leur plainte.
Majorer leur responsabilité.
Peut-être qu'elles y sont pour quelque chose ?
Peut-être même qu'elles l'ont bien cherché... Allez savoir !
J'ai vécu, je vis à distance des autres. À distance de moi-même, d'ailleurs. J'ai construit mon existence avec méthode, en occupant l'espace. Mais tout cela n'est que remplissage. Au fond, je suis profondément seul.
Goûter la douceur d'une voix et se laisser caresser par l'inattendu.
S'abandonner à la tendresse d'un regard. Avec délectation. Avec effroi aussi. Déposer les armes. Se laisser approcher. Se laisser enfin toucher. Se laisser faire. Et jusqu'au fond de l'âme, en éprouver une légèreté déroutante.
C'est, toutes proportions gardées, ce qui arrive à chaque mère, à chaque parent : la naissance s'accompagne toujours d'une perte. On perd l'enfant rêvé pour l'enfant réel. On perd sa vie d'avant, sa taille de guêpe, sa liberté... C'est pourquoi ce n'est jamais un bonheur sans ombre.
Les coups laissent moins de trace que la honte.
- J'en ai assez entendu. Toutes ces insinuations... Vous savez, monsieur Lanester, je vous faisais confiance, mais je vois que vous êtes comme les autres. Vous croyez tous qu'on a une fille anorexique parce qu'on est de mauvais parents ! On rend nos mômes malheureux, c'est ça ? Mais pour qui vous prenez-vous pour nous juger ?
- Je n'ai rien dit de tel...
- On n'a pas voulu ça, vous entendez ? Cette maladie, c'est un vrai combat, on y a consacré toute notre énergie, ça nous a bouffé la vie... [...]
Vous êtes tous pareils, les flics, les gendarmes, les psys ! Vous voyez pas que j'en peux plus ? Vous comprenez pas que c'est monstrueux de voir ses enfants mourir de faim et de ne rien pouvoir faire ?
(p. 45-46)