Nous sommes au printemps 1976. Sigrid Nunez, 25 ans, sonne à la porte de Susan Sontag, 43 ans, pour l'aider à répondre à la pile monumentale de courrier reçu du monde entier pendant son hospitalisation. Sigrid découvre un vaste penthouse lumineux, aux murs blancs et nus. Peu de meubles, un chien, et une pièce stratégique, la chambre bureau de Susan, où trône une énorme machine à écrire IBM Selectric. L'une réfléchit et dicte, l'autre tape et capte.
Trente ans plus tard, Sigrid Nunez, devenue à son tour une grande écrivaine, livre son témoignage. Elle raconte l'extraordinaire vitalité de Susan, sa curiosité, son énergie inépuisable. Amie et modèle à la fois, Susan est le mentor dont rêve tout apprenti écrivain. Un portrait fin et inattendu, dans l'intimité de l'une des plus audacieuses intellectuelles américaines du XXe siècle.
Sempre Susan » de Sigrid Nunez
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Ariane Bataille
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Nous passons notre temps à disserter sur la recherche du mot juste,mais au sujet des choses les plus importantes, ces mots,nous ne les trouvons jamais.
Envisager de relire un livre, évaluer les risques, en particulier quand c'est un livre qu'on a adoré. Il y a toujours une chance que ce ne soit plus à la hauteur, que, pour une raison ou pour une autre, on ne l'aime plus autant. Quand cela se produit, et cela m'arrive tout le temps (de plus en plus en vieillissant), l'effet est si dévastateur que je n'ouvre plus mes anciens livres préférés qu'avec une grande prudence.
Dans un livre que je lis en ce moment, l'auteur oppose les gens de mots aux gens de poings. Comme si les mots ne pouvaient pas être des poings eux aussi. Comme s'ils n'étaient pas si souvent des poings.
Mon grand-père s'est tiré une balle. J'étais encore très jeune quand c'est arrivé, je n'ai aucun souvenir de lui. Mais sa mort à laissé une empreinte très forte sur mon enfance. Mes parents n'en parlaient jamais, pourtant c'était là, constamment, tel un nuage flottant au-dessus de notre maison, une araignée dans un coin, un squelette dans le placard.
Les animaux, en revanche, vivent et meurent sans quitter cet état, c’est pourquoi le spectacle de l’innocence outragée sous la forme de la cruauté infligée à un simple canard peut paraître l’acte le plus barbare au monde. Je connais des gens outrés par ce genre de sentiment, ils y voient du cynisme, de la misanthropie, de la perversion. Mais je crois que le jour où nous ne serons plus capables de l’éprouver sera un jour terrible pour chaque être vivant, et que notre basculement dans la violence et la barbarie n’en sera que plus rapide.
Virginia Woolf vivait la littérature comme une religion dont elle était la prêtresse. Susan me faisait penser à l'hyperbole archaïque de Thomas Carlyle : l'écrivain en héros. Il ne pouvait exister début plus noble, d'aventure plus belle, de quête plus gratifiante. Elle partageait l'adoration de Woolf pour les livres, et son idée du paradis : lire éternellement.
Mais cela avait été irrésistible, inévitable. Un amour si puissant qu'il semblait être l'effet d'un sortilège. L'une de ces grandes passions que rares connaissent, et qui ne laissent aux autres que les fragments d'un rêve.
Tu avais posté un essai en ligne, « Flâneur : mode d’emploi », sur la tradition des pérégrinations urbaines, des déambulations, et sa place dans la culture littéraire. Tu t’étais attiré des critiques pour avoir mis en doute l’idée qu’il puisse exister des flâneuses au féminin. Tu ne croyais pas qu’une femme puisse errer par les rues dans le même état d’esprit, de la même manière qu’un homme. Une marcheuse était sujette à d’incessantes ruptures de rythme : des regards insistants, des commentaires, des sifflets, des mains baladeuses. On apprenait aux femmes à être constamment sur leurs gardes : ce type, là, ne marche-t-il pas un peu trop près de moi ? Et celui-là, est-ce qu’il me suit ? Comment, dans ces conditions, pourrait-elle jamais être assez alanguie pour se perdre dans cette absence à soi-même, cette joie pure d’être au monde, qui constitue l’idéal de la vraie flânerie ?
Tu en concluais que l’équivalent féminin était sans doute le shopping – en particulier le genre d’exploration vaine de celle qui ne cherche pas à acheter quelque chose.
Je ne pensais pas que tu aies tort. Je connais des tas de femmes qui enfilent une carapace chaque fois qu’elles sortent de chez elles, j’en connais même quelques-unes qui font tout pour éviter d’avoir à sortir de chez elles. Bien sûr, il suffit d’attendre d’avoir atteint un certain âge, l’âge de l’invisibilité, et… le problème est résolu.
Tu vois comme tu utilisais le mot femmes, alors que ce que tu voulais dire en fait, c’était jeunes femmes.
Tu m'as dit, un jour, qu'à de rares exceptions près, quand tu voyageais pour le travail par exemple, pour tes tournées de promotion (et même dans ce cas, pas systématiquement), en quarante ans tu n'avais jamais dormi seul. Entre deux épouses, il y avait toujours une petite amie qui traînait. Entre deux petites amies, des aventures d'un soir.
Je me souviens d'une chatte qui refusait obstinément que je la câline ou la prenne sur mes genoux ; pourtant le soir, dès que j'étais endormie, elle venait se percher sur ma hanche et s'endormait là.