L'amoureux des livres, lors de sa première rencontre avec une bibliothèque personnelle, procède à une sorte de contrôle d'identité à partir des livres qu'il trouve sur les étagères.
(p. 123)
J'ai passé ma vie avec les livres, parmi les livres. J'en ai écrit quelques uns, comme éditeur j'en ai publié un bon nombre, j'en ai lu beaucoup plus, j'en ai acheté pour les lire, j'en ai manipulé pour les acheter, j'ai feuilleté leurs pages, et, avec le temps, en en couvrant les murs de ma maison, j'ai fini par acquérir au milieu d'eux une sorte de sécurité.
( p.45)
Nous ne pouvons pas savoir quel destin connaîtront le monde des livres ou le livre lui-même, bien que je sois d'accord avec Umberto Eco, qui dit : " Le livre est comme la cuillère, le marteau, la roue ou le ciseau. Une fois que vous les avez inventés, vous ne pouvez pas faire mieux"
( p.81)
Au bout de quelque temps, sans avoir eu l'occasion de comprendre comment cela était arrivé, on commençait à considérer la librairie comme ce que Virginia Woolf aurait appelé " un lieu à soi".
Il régnait en de tels lieux une paix particulière, générée par de nouvelles complicités. On pouvait y faire des rencontres insolites, très éloignées de soi, ou avoir la chance d'approcher des habitués totalement différents de tous ceux qu'on fréquentait.
( p.54)
Toute bibliothèque renferme l'ensemble des secrets de son fondateur : courant d'une étagère à l'autre et tissant entre des livres une proximinté étrangère aux volumes qui les séparent, s'établit un ordre qu'un tiers ne pourra jamais véritablement percer ni même reproduire.
C'est pourquoi chaque lecteur aime avoir dans sa bibliothèque des livres qu'il n'a pas encore ouverts. Il se soucie des promesses qu'ils portent en eux. L'attente est l'un des moteurs les plus forts de la vie.
(p. 141)
Quand on lit, l'univers entier est tenu à l'écart. Lorsqu'on se plonge dans les pages d'un livre, les autres s'effacent avec leurs voix et leurs mots.On se projette sur une terre lumineuse, tempérée, à l'abri (...)
Pour notre repas d’adieu, le Centre culturel avait réservé un restaurant au cœur du bazar de Sarajevo. À midi, quand les derniers participants sont arrivés par minibus depuis notre hôtel situé un peu à l’extérieur de la ville, nous n’étions pas encore passés à table. J’ai choisi une chaise dans un angle et, affichant la mine la plus revêche possible, j’ai mangé succinctement, parlé peu, préférant descendre à moi seul une bouteille de vin du pays, j’ai avalé en attendant l’heure du café deux Xanax avec un verre d’eau et déclaré à l’écrivain espagnol qui me regardait avec des yeux ronds, comme s’il espérait une explication : « Préparatifs pour le vol ! » J’imagine qu’il n’y a rien compris, car, si de mon côté je n'arrive pas à concevoir que les gens n’aient pas peur de monter dans un avion, comment pourraient-ils, en dépit de leur a priori sur moi, m’attribuer cette peur. Pourtant, cette phobie est si tenace que, non contente d’ignorer toute logique, elle sait trouver le moyen de me faire souffrir toujours plus. Dès l’arrivée à l’aéroport et le passage à la douane, le malin plaisir qu’ont les hommes d’annoncer de mauvaises nouvelles m’est tombé dessus. On nous annonçait un retard indéfini. On ne savait pas clairement ce qui s’était produit, ni combien de temps le départ serait retardé. Par chance, il y avait un bar qui selon toute apparence venait d’ouvrir au bout du petit hall de ce terminal et, perché sur un tabouret, fumant cigarette sur cigarette et buvant du whisky sec, je suis parvenu à me maintenir dans un état cotonneux.
(INCIPIT)
On devrait être capable de lire toutes les écritures, d’écrire dans n’importe quel alphabet. Or il n’a jamais existé sur terre quelqu’un capable d’une telle chose. Nous vivons dans un monde où même les prophètes ignorent les langues étrangères. Nous restons là dans notre coin à attendre que les lettres que nous ignorons soient translittérées, que nos
langues soient traduites. Savoir qu’il existe des dizaines de milliers d’ouvrages auxquels je n’ai pas eu accès, faute d’être traduits dans des langues que je peux lire, me remplit de peine.
Cette bibliothèque est un gigantesque sablier : voilà un certain temps que cette conviction s'est ancrée en moi. Lentement, depuis ses plus hauts rayonnages, s'écoule un sable fin qui me remplit peu à peu. Les yeux posés sur ces étagères qu'un incessant flux de nouveaux livres vient nourrir, je prends conscience qu'il ne me restera plus assez de temps à leur consacrer.